Jean-Paul Gourévitch : Le rêve méditerranéen d’Ulysse à Nicolas Sarkozy (L’œuvre, septembre 2009)
Jean-Paul Gourévitch est un auteur prolifique, qui a écrit une vingtaine de livres en 15 ans, dont un certain nombre centrés sur l’immigration et l’Afrique, continent qu’il connaît bien, mais aussi sur bien d’autres sujets dont la littérature « jeunesse ».
C’est un agréable livre d’histoire ancienne et contemporaine, synthèse et prolongement d’études de pays riverains ou de la Méditerranée dans son ensemble. Bref c’est une façon plaisante de revoir et d’approfondir ce que nous savons plus ou moins, mais pas toujours de manière ordonnée.
Je passe la présentation géographique tant physique qu’humaine, et la description de « trois routes qui ne se croisent jamais, identiques depuis des siècles », celles de la côte Nord, celle de la côte sud et celle des îles. Suit une histoire de la marine, de la navigation et de ses dangers et l’évocation des envolées littéraires et politiques suscitées.
Cela nous mène directement au rêve, ou plutôt aux rêves qui ressurgissent périodiquement, de celui des Grecs personnifié par Ulysse à ceux des Romains, des Byzantins, Arabes, Croisés, Vénitiens, Ottomans, Barbaresques, des puissances coloniales, des nationalismes qui ont suivi et de la tentative de l’Union Pour la Méditerranée, sans oublier le rêve héliotropique contemporain.
La géographie de l’Odyssée nous est présentée comme un manuel de navigation préparant l’expansion grecque, donnant des renseignements techniques sur les bateaux, les routes commerciales, les vents et les courants et parfois même le relevé des abris. Cette expansion prendra le relais des Phéniciens avant d’être supplantée à l’ouest par les Carthaginois. Puis bien sûr les Romains emportent tout, et nous avons une description très claire de leur implantation et de leur gestion, notamment de la vie économique et des transports non seulement maritimes mais aussi routiers circum méditerranéens (avec une coquille p 67 : « musulmans », sans doute au lieu « d’Arabes ») … Jusqu’à l’effondrement final où la fissure chrétienne a joué son rôle.
Suit un coup de chapeau nuancé à la Byzance de Justinien et à sa reconquête méditerranéenne. Mais celle ci succombe à la conjugaison des conflits internes et de la pression des « Barbares » au nord, à l’est et à l’ouest et des Arabes, maintenant islamisés, au sud.
Commence alors un jeu complexe entre « Latins »(parfois ex-Barbares), « Grecs » et musulmans. Ces derniers contrôlent la rive sud et un nombre variable d’iles, arabisent linguistiquement leur région et la relient culturellement, économiquement (et sporadiquement politiquement) au « monde » musulman qui s’est constitué en Orient. Les Latins, ont aussi leur « rêve’. Normands et Castillans progressent durablement en Méditerranée occidentale, tandis que les Croisades (bien décrites) ont comme résultat final la ruine de Byzance et l’emprise des Turcs sur les Chrétiens au nord et les Arabes au sud.
Venise, déjà puissante depuis longtemps, s’enrichit du transport des Croisés et du pillage de Byzance et c’est l’occasion d’évoquer le rêve d’un empire maritime, qui nous vaut de belles pages d’analyse géo-économique et de description du capitalisme maritime et terrestre (notamment les foires de Champagne), puis l’histoire de la Cité des Doges, des origines à nos jours, en passant par l’élimination des rivales, notamment Pise et Gênes, qui eurent aussi leur heure de gloire.
Les Ottomans, grands bénéficiaires de ce remue-ménage s’étendent en Méditerranée : Mer Noire, sud-est adriatique, côtes est et sud (sauf le « protectorat » marocain), sans parler de leurs autres conquêtes. L’aide de François Ier permet les premiers pas de l’influence française au Levant. On retrouvera cette aide française côté turco-barbaresque, face notamment aux Espagnols. Le sommet de l’empire est bien décrit, puis sa décadence et son dépeçage final par l’ensemble des puissances européennes. Cette décadence découle un peu de celle de la Méditerranée face aux océans menant au reste du monde,
Le rêve barbaresque est la continuation locale de l’expansion turque, bien que le chapitre « pirates » commence par nous entraîner dans la plus haute Antiquité, et nous livre beaucoup de péripéties économiques et militaires hautes en couleur, notamment sur l’histoire d’Alger, de l’Espagne et sur la piraterie chrétienne.
Le rêve colonial nous restitue l’Égypte de Bonaparte et la conquête algérienne, puis le Canal de Suez remet la Méditerranée au centre du monde, au moment de son partage par les Européens. Mais ces derniers se suicident avec les 2 guerres mondiales tandis que le pétrole fait son apparition géopolitique. Ensuite la guerre froide, le panarabisme, les nationalismes, le conflit israélo-arabe et la présence américaine brisent tout projet méditerranéen (voir mon « avis personnel » plus bas).
Reste le « rêve héliotropique », entretenu par les publicités des agences de voyages. Cela nous vaut une description des cités et lieux de vacances des rives nord et sud, de l’Andalousie à Tanger en passant par Istamboul. Et aussi les « 400 demeures des dieux » (le îles) qui ont perdu leur rôle d’escales obligées et se replient donc vers le tourisme. Les principales ont droit à un portrait personnalisé et très nuancé.
Puis l’Union Pour la Méditerranée, « le rêve de Nicolas Sarkosy », a droit à 20 pages. Cette Union devrait prolonger et amplifier « le processus de Barcelone » lancé en 1995 et tué par les conflits de la rive est. Ces conflits minent également l’UPM, malgré le volontarisme de son promoteur qui doit également faire face à l’hostilité allemande et des pays d’Europe orientale. Elle a eu néanmoins le mérite de lancer de nombreux projets concrets, publics ou associatifs.
L’ouvrage semble se terminer par la description des «mauvais génies» : oppositions démographique, culturelles, religieuses (laïco-judéo-christo-musulmanes), mémorielles et économiques entre Nord et Sud, fragmentation géopolitique et insécurité au Sud et leurs répercussions au Nord, dont les questions migratoires.
Mais la conclusion est que la Méditerranée et ses rêves l’emporteront sur les sceptiques.
Une réaction personnelle : ces évocations de la Méditerranée sont familières et agréables à l’élite occidentale cultivée, et à une portion plus restreinte des élites arabes et turques. Par contre les peuples du Sud tournent souvent le dos à « notre mer », son histoire et sa magie ; ils se nationalisent, avec leurs programmes scolaires et leurs médias, tandis que leurs élites s’internationalisent. Le rêve méditerranéen est ignoré à la base et concurrencé au sommet par le rêve atlantique. Et pas seulement dans les États arabes. À suivre…
Quant aux peuples du Nord non méditerranéen (hors élite cultivée), leur vision se limite au rêve héliotropique. S’approfondira-t-elle sur place ?
Yves Montenay