« Vercingétorix se défendit longtemps dans Alésia (aujourd’hui Alise-Sainte-Reine dans la Côte-d’Or). Quand tout espoir fut perdu, il se présenta à cheval au camp de César, et, sans dire un mot, il jeta fièrement ses armes aux pieds du vainqueur. César, impassible et cruel, fit garroter le vaincu et l’envoya à Rome, chargé de chaînes. Puis il le fit mettre à mort. L’Auvergne a élevé une statue à Vercingétorix, le héros du patriotisme. »A. Corbin (dir.), 1515 et les grandes dates de l’histoire de France, Paris, Seuil, 2005.
À l’instar de cet exemple issu de L’Histoire de France à l’école de Désiré Blanchet et Jules Toutain, paru en 1938, les grandes batailles ont souvent été à l’origine de la construction des identités nationales. Elles sont devenues, pour certaines d’entre elles, des lieux de mémoire qui se transforment peu à peu en mythes, apportant les éléments nécessaires à l’élaboration des romans nationaux, tel celui qui se construit en France au XIXe siècle. Le thème de la bataille comme mythe national est au cœur du travail mené par dix-huit historien•ne•s de diverses nationalités et co-dirigé par Isabelle Davion, maîtresse de conférence à Sorbonne Université, intervenante à Saint-Cyr-Coëtquidan et à l’École de guerre à Paris, spécialiste de l’histoire militaire stratégique et diplomatique du XIXe au XXIe siècle, et Béatrice Heuser, professeure à l’Université de Glasgow dont les travaux s’inscrivent dans le champ des strategic studies. L’ensemble des travaux est réuni dans l’ouvrage paru aux Éditions Belin en novembre 2020 sous le titre Batailles, une histoire des grands mythes nationaux.
Comme le souligne I. Davion, dans l’introduction, les lieux de mémoire sont présents dans toutes l’Europe, et beaucoup d’entre eux rappellent le passé militaire du continent. Certaines batailles, pourtant éloignées chronologiquement de notre époque, ont encore une résonance et suscitent toujours des échanges animés tant ils peuvent être à l’origine d’une identité nationale. C’est notamment le cas de la bataille de Kosovo Polje en 1389 où se sont affrontées les troupes du prince serbe Lazar Hrebeljanović et celles du sultan ottoman Mourad Ier, devenue avec le temps un mythe fondamental dans la construction de l’identité serbe.
Le choix des batailles
Les historien•ne•s ayant participé à ce projet ont été dans l’obligation de procéder à une sélection de 19 batailles parmi un inventaire important d’évènements. En effet, pour la période s’étalant de la guerre de succession d’Autriche au milieu du XVIIIe siècle à nos jours, on dénombre pas moins de « 160 guerres et 600 grandes batailles qui se sont déroulées sur trois principaux théâtres d’opérations : l’axe Moscou-Varsovie (…), l’espace situé entre la Seine et le Rhin [et] la région entre la Thrace et le port de Salonique (…) ». I. Davion poursuit en expliquant que les différent•e•s auteur•rice•s ont été amené•e•s à faire des choix, des sacrifices qui peuvent certainement étonner, voire même contrarier des lecteur•rice•s qui pourrait leur reprocher l’absence de batailles considérées comme importantes à leurs yeux.
Ces absences s’expliquent par la volonté des co-directrices de « représenter la plus grande partie possible du continent européen », mais aussi par le souhait de « rendre compte de deux mille ans d’histoire ». Ainsi l’ouvrage débute avec la bataille de Marathon en 490 av. J.-C., suivi de Cannes (216 av. J.-C.), Alésia (52 av. J.-C.), Actium (31 av. J.-C.), Teutobourg (9 ap. J.-C.), Poitiers (732/733), Bouvines (1214), Courtrai (1302), Kosovo Polje (1389), Marignan (1515), Mohács (1526), La Montagne Blanche (1620), Culloden (1746), Racławice (1794), Trafalgar (1805), Waterloo (1815), Verdun (1916), Varsovie (1920) et se termine avec la bataille de Stalingrad (1942-1943). I. Davion justifie le choix de cette date finale en expliquant que « l’âge nucléaire débouche sur un autre mode de conflictualité ».
Une histoire ancrée dans un renouveau historiographique
Si au XIXe siècle les récits de guerre tiennent une place majeure parmi les historiens de l’école « méthodique », l’histoire-bataille est très vite critiquée par le renouveau historiographique du début du XXe siècle. Pourtant, l’histoire des batailles a toujours été un objet d’étude pour les historien•ne•s. Pendant longtemps, l’histoire militaire a été considérée comme une histoire de la stratégie et de la tactique, une histoire vue d’en haut, du point de vue du commandement. L’histoire-bataille a souvent été « accusée de se réduire au récit de l’évènement stricto-sensu, voire à une succession de chiffres : nombre de baïonnettes, défilement de dates, empilement de morts… » L’une des caractéristiques de l’histoire-bataille, souvent mise à mal, est d’être conçue comme une série autorisant les comparaisons d’une période à l’autre. Depuis un peu plus d’une trentaine d’années, est apparue la « nouvelle histoire-bataille ». Il s’agit de travaux d’historien•ne•s qui tentent de se détacher de l’image négative renvoyée par le terme même d’histoire-bataille.
Apparaît ainsi un renouvellement des études dont certaines questions sont liées à l’interrogation même de l’objet bataille (qu’est-ce qu’une bataille ou un combat ?), à l’expérience des soldats dans les combats, dans leurs pratiques, dans leur manière de faire et de ressentir les combats, au décloisonnement de la bataille pour situer le soldat dans les sociétés de leur temps.C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia & N. Offenstadt (dir.), Historiographie, Concepts et débats, vol. 1, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010. Ce renouvellement a notamment amené certains historiens à se questionner sur la construction légendaire de certaines batailles permettant ainsi le développement des mémoires batailles. C’est donc dans ce renouvellement historiographique que s’insère le travail proposé par l’ouvrage.
Le questionnement autour du mythe
Les chapitres qui composent l’ouvrage suivent une organisation similaire. Après avoir rappelé brièvement le contexte historique et le déroulement de la bataille, les auteur•rice•s s’efforcent d’expliquer la portée symbolique de chaque évènement depuis l’élaboration de la légende jusqu’à nos jours. Comme l’explique I. Davion, la bataille mythique en tant qu’objet d’étude amène les auteur•rice•s à se poser tout un ensemble de questions : Comment la bataille devient-elle une légende ? Pour quelles raisons une bataille, surtout lorsqu’il s’agit d’une défaite, génère-t-elle des mythes nationaux dont on retrouve les échos sur des monuments, dans des poèmes ou des manuels scolaires ? Les auteur•rice•s portent leur attention sur les répercutions et l’exploitation politique de la bataille, où « chaque époque est susceptible de s’emparer de la légende à l’aunes des enjeux qui la préoccupe ». Certaines batailles deviennent un mythe tardivement comme la bataille de Poitiers (732) qui acquiert une dimension religieuse seulement à partir du XVIe siècle.
À l’inverse d’autres évènements comme les batailles de Verdun (1916), Varsovie (1920) ou Stalingrad (1942) deviennent des mythes sur le champs de bataille tant elles sont décrétées « décisives pour l’histoire de l’humanité ». Comme le soulève I. Davion, une majorité des batailles présentées sont des défaites pour les nations qui les érigent en mythes et « apparai[ssent] comme le prix à payer pour se reconstruire ». En effet, comme le fut la bataille de la Montagne Blanche (1620) pour les Tchèques, la défaite « constitue une expérience commune de disparition qui forge le creuset de l’identité nationale ». Si certaines batailles sont restées célèbres pour des raisons de stratégie militaire, comme Cannes (216 av. J.-c.) ou Trafalgar (1805), d’autres font intervenir des forces divines comme à Actium (31 av. J.-C.) ou à Varsovie (1920).
Au final, Batailles, une histoire des grands mythes nationaux est un bel ouvrage. Le grain du papier, les illustrations et les cartes qui accompagnent le texte font de ce livre un objet de qualité. Les différentes études offrent un intérêt qui peut varier d’un lecteur à l’autre. On trouvera dans les chapitres qui présentent les batailles de Verdun et de Stalingrad un intérêt particulier pour l’élaboration de nos cours en secondaire. On pourra ainsi envisager la question de la mémoire et la dimension mythique de ces évènements avec les élèves.