Georges Vigarello, directeur d’études à l’E.H.E.S.S., spécialiste des pratiques corporelles et de l’image du corps, publie un ouvrage intitulé Le sentiment de soi. Histoire de la perception du corps. Son projet est de montrer le changement de perception de soi intervenu à partir du XVIIIe siècle. Georges Vigarello qualifie ce siècle de « siècle de bouleversement du sensible » (p. 55).
Georges Vigarello s’attarde peu sur les héritages théoriques du passé. Le problème de la perception du corps n’est pas nouveau. Dès l’Antiquité, les philosophes se sont interrogés sur les liens existants entre l’esprit et le corps. Le problème se résume ainsi : s’agit-il de penser l’esprit avec le corps ou malgré le corps ? Déjà Aristote, critiquant le paradigmatisme de Platon dans sa Métaphysique, accorde une importance essentielle aux sens dans la perception du monde et dans la construction des connaissances. Les penseurs médiévaux héritent de ce débat qui leur est transmis par le monde gréco-arabe (cf Édouard-Henri Wéber, La personne humaine au XIIIe siècle, Vrin, 1991). Avicenne et Averroès n’ont pas manqué de se confronter au problème. Si la majorité des auteurs défendent une théorie dualiste de l’homme, marquée par l’opposition corps-esprit, certains, comme Thomas d’Aquin, proposent de définir l’esprit comme forme substantielle du corps, intégrant ainsi les apports théoriques de l’aristotélisme. Le débat intègre le rôle des émotions (Cf Simo Knuuttila, Emotions in Ancient et Medieval Philosophy, Oxford University Press, 2004). Le débat se poursuit durant les siècles suivants. Si Georges Vigarello cite Descartes, il est en revanche étonnant de voir oublié Leibniz et surtout Spinoza dont la théorie « paralléliste » offre une approche originale du problème.
La thèse de Georges Vigarello est que le corps est progressivement devenu central dans la construction du sentiment de soi. Les XVIe et XVIIe siècles redécouvrent l’importance des cinq sens. L’attention aux sensations corporelles s’accroit. Le corps est habité par les passions et souffre de douleurs. Mais l’organique demeure pour l’essentiel étranger à l’esprit. Le XVIIIe siècle offre une rupture épistémologique dans le traitement de ce problème. L’ouvrage s’articule en trois parties. La première montre la construction d’une nouvelle approche de l’être par le sensible (p. 17-98). La deuxième répertorie les nouveaux savoirs liés au corps et au psychisme (p. 103-174). La troisième présente les nouvelles actions expérimentées (p. 177-243). L’enchainement est logique. L’être n’est plus métaphysique mais biologique. De manière nouvelle, les penseurs accordent aux sens et au sensible un rôle primordial dans la construction de l’individu. Progressivement, les théories empiristes, celles de John Locke ou de David Hume, permettent d’appréhender autrement le rôle du corps et de construire une image de soi non plus comme un esprit doté d’un corps mais d’un corps sensible et pensant. La conceptualisation du corps comme empirique conduit-elle nécessairement à expérimenter celui-ci de manière empirique. Il faut le penser. Le sensible devient un outil de connaissance, non plus au service de l’intellect, mais en soi. Progressivement, l’homme expérimente un « dedans » (p. 23). Georges Vigarello présente le rêve de d’Alembert comme une expérimentation nouvelle du corps et des sensations. L’homme n’est plus un « sujet pensant ». Il devient « un sujet sentant et ressentant ». Il expérimente de manière nouvelle la joie, les peines et la douleur qu’il ressent. Il expérimente de manière nouvelle son corps dont il prend soin ou qu’il maltraite. Le psychisme devient objet d’étude. Il est l’espace intérieur qui individualise le sujet. L’imaginaire, les fantasmes et le rêve en manifestent les méandres. Les drogues, les médicaments en modifient les perceptions. La folie révèle la rupture possible d’avec le monde extérieur. Le psychisme devient l’espace à soigner si nécessaire. Le corps en est désormais le prolongement. Le geste devient l’expression d’une émotion, d’un sentiment. Le sentiment de soi fonde désormais son origine dans la représentation du corps « psychologisé ». Cette nouvelle conception n’est pas sans répercussion sur les comportements dont certains deviennent pathologiques. Le corps s’épuise ou somatise.
L’ouvrage, qui relève davantage de l’essai culturel que de l’étude systématique, est dense de références et se révèle instructif. Mais Georges Vigarello n’ouvre pas suffisamment de perspectives. Le problème de la perception du corps et de soi est un des enjeux actuels des théories utopiques post-humanistes. Aller jusqu’à ce seuil aurait été stimulant. En effet, la période étudiée par Georges Vigarello n’est qu’un « moment » de l’histoire de la perception du corps. Or aujourd’hui, les problématiques se renouvellent profondément, en lien avec les progrès de l’intelligence artificielle et des nanotechnologies. Quelle image de son corps et quel sentiment de lui-même l’homme du futur aura-t-il de lui-même ?
Cet ouvrage, imparfait, auquel il manque une solide bibliographie, intéressera les historiens des pratiques culturelles mais aussi toutes celles et ceux curieux de mieux comprendre l’évolution du rapport au corps et à l’image de soi.Jean-Marc Goglin