Autant le dire tout de suite, je n’avais aucune idée de ce que pouvait être le XVIIIe siècle en bande dessinée. D’abord, car je ne fréquente pas couramment les albums de bande dessinée, ni comme loisir, ni comme support de cours. Ensuite, car je ne m’étais jamais penchée sur la représentation en image, de thème littéraire et historique, encore moins dans ses variantes nationales, franco-belge. Donc, j’étais un cobaye idéal.

Les passagers du temps

Si la préface se pose comme question : A quoi peut donc bien servir le XVIIIe siècle dans la bande dessinée ? J’inverserai le propos : A quoi peut donc bien servir la bande dessinée pour le XVIIIe siècle? Et je rajouterais : pour l’école ?

Après une introduction riche et claire, posant les termes du problème de contenu et de stéréotypes, l’auteur, qui fait montre d’une grande culture du genre, des représentations du passé en image, rappelle les thématiques abordées, les épisodes dominants, la typologie des intrigues, le bric-à-brac des accessoires pour « faire historique ».

Le XVIIIe siècle, vue par la bande dessinée, affiche une visibilité réduite : Les thèmes sont peu nombreux mais permettent le dépaysement, soit dans le cliché de la frivolité, des fêtes en dentelle, de l’aventure, soit dans des espaces mythiques offrant des décors de rêve, Venise, les Caraïbes, Versailles… facilement opposables aux cales d’un navire négrier, aux geôles de la Sérénissime ou de la Bastille.

Les voleurs de chevaux déguisés et bandits de grand chemin sont une thématique très exploitée, tout comme les membres de société secrètes et initiatiques. Les histoires de pirates et flibustiers ont très peu de rapport avec la traite des noirs et le monde de la géographie caraïbe. La Nouvelle France met en relation un indien (quelle ethnie ? quel peuple) avec son ami métropolitain, sans que cela aille beaucoup plus loin qu’un cadre de localisation exotique pour aventures. La guerre d’indépendance américaine discrimine ses points de vue selon que les auteurs sont pro-anglais ou pro-américains, avec parfois des visiteurs étranges : des dinosaures et des ovni en plein XVIIIe siècle. Cela n’est d’ailleurs pas plus étonnant que, en ce qui concerne le genre, la présence d’héroïne armée, belle et courageuse, montant à cheval comme un homme.

Fripounet, agent masqué pour lequel les marquises des Lumières se pâment d’amour

La seconde thématique, qui aurait pu permettre d’évoquer la philosophe des Lumières, achoppe sur une interprétation de la petite bourgeoisie qui se rêve encore en marquise amoureuse, volage ou aventurière. Cliché élémentaire sur le deuxième sexe. Certains auteurs profitant de leur nom (réel ou virtuel) à particule pour justifier le dessin d’une représentation de la société idéalisée et amendée par des fondateurs-trices de congrégations religieuses. Goscinny et Uderzo n’ont d’ailleurs pas réussi leur transposition humoristique qui mènerait ses lecteurs d’une petit village très réussi de la Gaule (ou plutôt des Gaules) à une France du XVIIIe siècle en décalage culturel à coup d’imparfait du subjonctif. Quant à l’image d’une intervention prussienne en Amérique de Nord sous Louis XV, elle ne fait rire personne, encore moins les historiens. Le XVIIIe siècle des dessinateurs apparaît caricatural, tant dans les intrigues, que les propos, les noms des personnages, quitte même à utiliser l’imaginaire actuel de la publicité sur le XVIIIe siècle, que le décor « ait l’air d’une boîte de Quality streeet », afin de ne pas perdre le lecteur (p 49). A partir de quel point de vue travaillent les dessinateurs ? Suffit-il de mettre un habillage de dentelle, de chevaux, de flibustiers et de quelques nobles pour pouvoir vendre du XVIIIe siècle ?

Pendant longtemps, le XVIIIe siècle apparaît comme une vaste caricature dont les jeunes lecteurs (ou moins jeunes) ne retiendront aucune vérité historique, aucune connaissance scientifiquement établie, se développeront aucune compétence pour analyser des situations sociales, politiques. Les nobles sont tous d’ignobles profiteurs, la monarchie absolue est un sombre régime policier, les voleurs très malins et bon diable, loin des exactions et violences du vrai Mandrin et de sa bande. C’est encore de manière très manichéenne que la série sur l’Epervier de Patrick Cothias, dans le contexte du bicentenaire, présente la société qui sait d’avance qu’elle court à sa perte, la Révolution… L’auteur signale qu’une série, qui affirme pourtant ses objectifs pédagogiques (Il y a deux cent ans la Révolution Française…1987-1989) est mal documentée iconographiquement (p 62), et notamment sur la reconstitution du monde rural, majoritaire comme chaque historien le sait, et pas forcément misérable.

Il semblerait cependant, mais on aurait aimé plus d’analyse précise, un chiffrage ou une étude iconologique et thématique, que les auteurs du XXIe siècle, produisent des bandes dessinées évoquant des situations réelles rencontrés à l’époque (intégration, normes, rapport au tyran, liberté…) et transposables à la nôtre, en proposant des solutions ouvertes. Ainsi le rare Kemal Siyahhan, dans son Lale Bahcelerinden Fransiz Sokaklarina (Turc) en 2006, évoque le voyage de Mehmet Efendi à la cour de Louis XV en 1720, pour montrer les décalages culturels entre deux cours.

La comtesse est encore horizontale

En continuant à jouer sur le thème de l’immoralité de la société aristocratique des Lumières, sur le stéréotype de la luxure nobiliaire, les auteurs de bandes dessinées reproduisent des clichés résultant d’une forte érotisation commerciale du XVIIIe siècle (p 117).
Riyoko Ikeda avec la biographie de Marie Antoinette datant de 1973 et la dessinatrice de Candy qui crée l’image de Joséphine de Beauharnais, sont bien les seules à montrer de réelles héroïnes féminines dans un XVIIIe siècle qui ne serait que d’hommes. L’auteur montre que la femme des Lumières est une ravissante idiote hypersexuée, comme Mme de Pompadour ne sachant dire que : « Sire, que c’est excitant ». A l’inverse, François Bourgeon transpose par anticipation la lutte féministe de la fin du XXe siècle dans son héroïne, Isabeau de Roselande, des Passagers du vent (1979). Il est bien le seul à oser l’anachronisme, puisque dans les années qui suivent, la bande dessinée surfe sur la vague Sophia Copola, mais la traduit en couverture rose bonbon, idylles dans les jardins de Versailles, revenant à une vague érotique qui ne s’essoufflera donc jamais en Europe…. Il semble que ce soit différent au Japon. Mais dans quelle mesure, la masculinité du lectorat n’encourage t-il pas les auteurs à éviter de poser la problématique des droits élémentaires des femmes ? Dépassant la bande dessinée, l’auteur nous recommande de nous pencher sur un genre en plein expansion depuis les années 2000, le Biopic BD qui présenterait plus de qualités historiques.

L’inépuisable case à fantasmes d’un moment historique

Selon la bande dessinée, le XVIIIe siècle n’aurait pas été un siècle de guerre sauf en Amérique et dans un rare ouvrage sur la bataille de Fontenoy (1744-1987) de Raoul Cauvin et Robert Lebersorg. Le monde rural, la production agricole, la question du combat médical, les progrès scientifiques, le combat anti-esclavagiste, la présentation de héros positifs de la lutte pour les émancipations, la vision des territoires d’outremer, tout cela est occulté.

Si beaucoup profitent de l’époque pour mettre en dessin des aventures échevelées, seul, encore une fois, François Bourgeon et ses Passagers du vent, se distingue, par la qualités de ses récits travaillés d’après des sources historiques, publiant en appui, notamment, des documents historiques utilisés comme ce plan de navire négrier de l’abbé Bullet en 1776 ou le dessin de l’habitat jésuite à Loyola en 1730 (reproduit page 300). Il est un des rares à vouloir donner une idée de l’état d’esprit de cette époque, exemple que suivra Jean-Michel Charlier et Patrice Pellerin dans la série du pirate Barbe rouge.

Grâce au travail de Bernar Yslaire et Jean-Claude Carrière dans Le ciel au dessus du Louvre, la représentation par les bandes dessinées de la Révolution française évolue, évitant le mythe de l’état d’exception de la Révolution ou la facilité d’un rapprochement entre le forcément unique terrorisme robespierriste avec le terrorisme contemporain. Plus original encore, entre le crayonné et l’achevé, le dessin de Yslaire montre la distance qui sépare le réel et le représenté, à une époque où la représentation par portrait ou caricature devient un discours pour la foule révolutionnaire. Deux seuls cas originaux d’une réflexion forte sur la pédagogie de l’image et sa fonction.

De quoi s’interroger sur le poids de la culture diffusée par la bande dessiné, sur ses clichés, sur ses scénarios conspirationnistes ou frivoles, sur ses décors et vêtements, prétextes à d’immuables plaisanteries ? Les séries dessinées ont de très nombreux tomes, traduit en des dizaines de langues, publiés à des millions d’exemplaires.

Cet ouvrage sur les bandes dessinées traitant du XVIIIe siècle présente la grande richesse de ce genre, entre le roman populaire de cap et d’épée vu et dessiné par le XIX siècle, le XVIIIe siècle pieux de la BD catholique, le XVIIIe misérabiliste de la BD militante, le XVIIIe siècle lubrique…. Après avoir beaucoup utilisé le décor à fantasme du XVIIIe siècle, pour vendre de simples bulles, pour écrire des fictions, la bande dessinée se montre, à la fin du XXe siècle, plus rigoureuse quant aux sources, aux illustrations patrimoniales, à la contemporanéité des thèmes traités, quitte à donner, dans certains cas encore rares, une représentation assez juste des questions historiques, de l’état de d’esprit du XVIIIe siècle. Restent encore à bannir des cadrages de vues obliques de paysage, comme si les avions photographiques existaient au siècle des Lumières.

Cet ouvrage permettra à des enseignants qui ont envie d’utiliser le genre Bande dessinée dans les cours d’histoire sur l’époque des Lumières, de trouver des réponses sur les scénarios, les stéréotypes, de se repérer sur les BD de qualité et celles à éviter. Les professeurs d’histoire ont besoin d’analystes de l’image, de l’iconologie avant d’utiliser des documents séduisants que paraissent être les bandes dessinées.

Pascale Mormiche