Il suffit de prononcer le nom d’Amazon et, tout de suite, des images surgissent sur ce qui est devenu un empire mené par Jeff Bezos. Plusieurs enquêtes sous forme de livres ou de documentaires ont déjà été consacrées à cette entreprise, comme celle de Jean-François Mallet « Voyage en Amazonie », mais le livre du journaliste Alec MacGillis envisage la question de façon très différente. Alec MacGillis est journaliste pour le New Yorker et pour la fondation ProPublica. Il éclaire le sujet sous de multiples aspects en privilégiant l’humain et les témoignages. Le livre choisit en effet de raconter la vie d’hommes et de femmes dont la vie a été bouleversée, parfois de façon indirecte, par Amazon.

Communauté

Alec MacGillis décrit d’abord le destin de la ville de Seattle en plusieurs périodes. A la fin du XIXème siècle, la ville connut un premier boom mais, dans les années 1970, ce fut la catastrophe économique. Les licenciements touchèrent Boeing, le principal employeur de la ville. Il décrit ensuite l’itinéraire de deux hommes qui allaient changer le destin de la ville : Paul Allen et Bill Gates. Jeff  Bezos entra ensuite dans le jeu. On apprendra peut-être au passage que, parmi les autres noms envisagés pour son entreprise, il y    avait cadabra.com ou awake.com. Après la crise de 2008, la ville voit fleurir 220 000 emplois en une décennie. 

Carton

Ce deuxième chapitre plonge le lecteur dans une toute autre ambiance à Dayton qui symbolise la dégringolade sociale dans l’Amérique provinciale. En 1990, la ville avait perdu un quart de sa population en raison notamment de la crise de l’automobile. Il fallait trouver autre chose et ce fut l’industrie du carton. On suit le parcours de Todd Swallows Jr. On mesure aussi dans le récit le lobbying qu’exerce Amazon pour obtenir les meilleures conditions financières possibles si elle s’installe à tel endroit. Le développement de la vente en ligne en tout cas provoqua une demande accrue en carton. 

Sécurité 

Le reportage se déplace ensuite à Washington et met en évidence la richesse de la ville. En 2012, sept des comtés les plus opulents du pays en terme de revenu médian par foyer se situaient dans les environs de Washington. Là encore, l’auteur retrace des histoires de vie avec, dans ce cas, la success story de Gerry Cassidy qui développa avec son associé Schlossberg une fructueuse affaire de lobbying. On voit également les liens qui existent entre secteur public et secteur privé avec des aller et retours qui posent question. En 2002, Google dépensait peu en terme de lobbying mais, en 2015, l’entreprise dépensa cinq millions de dollars en un trimestre, érigeant Cassidy et Associés au rang de troisième plus grand lobbyiste d’entreprise. 

Dignité

Alec MacGillis raconte alors l’histoire d’Amazon du côté des employés avec l’exemple de William Kenneth Bodani Jr. Celui-ci travaille chez Amazon encore à soixante-neuf ans. L’homme est certes vif, mais il connait aussi des problèmes de santé liés à son âge et sur lesquels Amazon ne se montre pas compréhensif. A partir de son cas, l’auteur revient sur l’histoire de la main-d’oeuvre aux Etats-Unis en prenant comme lieu d’appui la ville de Sparrows Point. Après avoir prospéré grâce à l’acier, la ville connut une lente descente aux enfers au niveau de l’emploi. C’est toute la zone qui se trouva confrontée à la crise : Baltimore était la vingt-sixième ville du pays alors qu’elle était sixième un demi-siècle plus tôt ! L’arrivée d’Amazon à Sparrows Point fit de nouveau basculer le destin économique de la ville. 

Service

L’auteur décrit ensuite comment de nombreux fournisseurs locaux ont coulé face au rouleau compresseur Amazon. Vendre en dehors est très difficile et s’intégrer à la plateforme c’est payer des droits tels que le travail n’en devient plus rentable. Amazon prélève en effet 15 % de commission. 

Pouvoir

L’activité autour du cloud est absolument essentielle pour Amazon aujourd’hui. En 2018, nous produisions 2,5 trillions de bytes de données par jour, une somme qui augmentait de façon tellement exponentielle que 90 % des données mondiales avaient été générées dans les deux années précédentes. L’entreprise développa les data centers et l’auteur constate qu’Amazon «  imposa ses conditions , exactement comme il le faisait avec les entrepôts qu’il cherchait à construire dans l’Ohio et ailleurs. » Colombus offrit plus de deux milliards de dollars tandis que Chicago annonça qu’elle rembourserait à Amazon le 1,32 milliard d’impôts sur le revenu payé chaque année par les salariés. 

Refuge 

L’auteur développe ici tout ce qui concerne l’impôt aux Etats-Unis en soulignant, par exemple, qu’en 2013 les contribuables déduisaient plus de 40 milliards de dollars et c’étaient les plus riches qui en bénéficiaient davantage. De 2009 à 2018, Amazon paya un taux d’impôts effectif de 3 % sur des profits s’élevant à 26,5 milliards de dollars. 

Enclavement

Le reportage se déplace vers ces petites villes américaines en crise, notamment dans l’Ohio. Là encore, l’auteur décrit l’histoire d’une chute avec Nelsonville qui perdit peu à peu ce qui faisait sa réputation, à savoir la fabrication de bottes et bottines. En 1960, 95 % des chaussures vendues en Amérique étaient fabriquées en Amérique et en 2002 c’était l’inverse. Le grand magasin Bon-Ton raconte lui aussi l’histoire d’une ascension puis d’une chute. Trump conquit 61 % de l’électorat rural ainsi qu’une majorité d’électeurs vivant dans des agglomérations de moins de 250 000 habitants, des zones particulièrement touchées par la crise. Bon-Ton essaya de s’adapter en développant sa propre activité d’e-commerce, mais sans succès. En août 2019, la moitié de tous les détaillants à avoir ouvert au cours des six mois précédents étaient soit des bazars, soit des supérettes à prix unique. Comme le dit l’auteur, c’était          « l’inverse de la philosophie prônée par Henry Ford qui tenait à ce que la rémunération de ses salariés leur permette de payer un Model T. » 

Livraison 

L’auteur insiste sur la diversité de destins des villes américaines. En effet, soixante kilomètres séparent la ville de Washington et celle de Baltimore. Toutes deux se trouvaient dans des situations économiques radicalement différentes. Tous les indicateurs étaient au rouge pour Baltimore : davantage de gens se faisaient assassiner à Baltimore qu’à New York, ville pourtant quatorze fois plus vaste. Washington affiche elle son rayonnement économique. 

En conclusion …

Alec MacGillis revient sur l’année 2020 et les conditions sanitaires qui profitèrent grandement à Amazon. L’entreprise vise à être en quelque sorte le « Magasin Total » comme l’appelle l’auteur. Elle occupe neuf millions de mètres carrés supplémentaires d’entrepôts à la fin 2020 soit une augmentation de 50 %. Aux Etats-Unis, les aides fédérales allèrent aux agglomérations de plus de 500 000 habitants ce qui finit de briser les petites villes du pays. 

Ce livre d’Alec MacGillis est donc plus qu’une enquête sur Amazon ; c’est, comme l’annonce le sous-titre, une « histoire de notre futur ». Sans jamais céder à l’outrance, l’auteur prend le temps de suivre des vies, de raconter ce monde qui change depuis plusieurs années. Une réussite.

Jean-Pierre Costille