En 2016, Ian Kershaw, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Sheffield et spécialiste de l’Allemagne d’Hitler, publie un premier tome de son histoire de l’Europe L’Europe en enfer, 1914-1949. En 2018, il publie un second tome L’âge global. L’Europe de 1950 à nos jours. La version commentée ici est sa réédition en 2021 agrémentée d’un Post– Scriptum sur les élections européennes de 2019.

Dans sa préface, Ian Kershaw met en avant les difficultés de l’entreprise. En effet, il n’y a pas de thématique unique dans l’histoire de l’Europe depuis 1950 si ce n’est le fait que sous l’effet de la mondialisation (dans le sens intégration économique mais aussi entrelacement de modèles sociaux et culturels) le continent n’a plus la maîtrise totale de son destin. De plus, jusqu’en 19891991, l’Europe est divisée en deux par le rideau de fer. Il insiste aussi sur la difficulté à traiter une période dont il n’est pas spécialiste et une période qu’il a vécu comme témoin (avec la problématique de l’histoire vécue).

Il se situe dans la lignée du premier tome à savoir “décrire le drame, souvent l’incertitude, du déroulement de l’histoire, en y incorporant parfois les points de vue contemporains des évènements”. Dans ce tome, il essaye d’expliquer les changements complexes économiques, politiques, sociaux et culturels qui ont traversé l’Europe depuis 1950. Autrement dit, comment est-on passé d’une période d’insécurité (basée sur la menace d’une guerre nucléaire) à une autre (à savoir le sentiment d’insécurité du début du XXIème siècle) ? Ian Kershaw organise sa réflexion autour de 12 chapitres classés chronologiquement avec des subdivisions thématiques.

Division tendue

Dans ce chapitre, Ian Kerhaw retrace les grandes étapes du paroxysme de la guerre froide entre 1950 et 1962. Il insiste bien sûr sur l’importance de l’Europe durant cette période. Notamment, la mise en place de pactes militaires (OTAN en 1949 versus Pacte de Varsovie en 1955) acte la division militaire entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. De même, il met l’accent sur le rôle central que joue Berlin dans les tensions entre les deux Grands, jusqu’à la construction du mur (correspondant paradoxalement à la date à laquelle l’Europe cessera d’être l’épicentre de la guerre froide).

Dans un contexte d’escalade de l’armement, l’auteur s’interroge sur la perception des Européens du danger nucléaire. Même si cette perception est difficile à saisir (surtout dans le bloc de l’Est), il en conclue à une forme de fatalisme des populations tout en notant une montée d’un mouvement anti-nucléaire en Europe occidentale à la fin des années 1950.

La formation de l’Europe occidentale

Au-delà des différences nationales, l’Europe occidentale devient une entité politique identifiable reposant sur des principes communs. Ainsi, dans les années 1950, la démocratie s’est consolidée : elle est basée sur les principes d’Etat de droit, des droits de l’Homme et sur la liberté personnelle. Elle s’appuie aussi sur des économies capitalistes et sur des systèmes de protection sociale.

Les pays d’Europe occidentale connaissent aussi une deuxième transformation fondamentale dans les années 1950-1960 : ils voient la fin de leurs empires coloniaux ce qui permet de faire de l’Europe de l’Ouest un ensemble d’Etats-nations ayant le même rang.

L’étau

Hormis la Yougoslavie (cas particulier dans les pays de l’Est), les pays du bloc soviétique subissent le joug de l’URSS. Mais, comme le note l’auteur, ces pays sont loin de former un bloc monolithique. Pour justifier son assertion, Ian Kershaw s’intéresse aux réactions dans ces pays suite au “desserrement de l’étau” mis en place par Khrouchtchev en URSS après à la mort de Staline.

Ainsi, dans les Balkans et en Tchécoslovaquie, l’étau du régime communiste ne s’est absolument pas desserré. En revanche, en RDA en 1953 ainsi qu’en Pologne et en Hongrie en 1956, le desserrement de l’étau en URSS amène de fortes contestations des régimes communistes mais elles seront toutes brisées par la force.

Bon temps

Dans les années 1950-1960, un vrai “miracle économique” a lieu en Europe. Il est basé sur une extraordinaire croissance économique aussi bien en Europe occidentale qu’en Europe de l’Est (supérieure à 4,5% / an). Cette croissance est liée à une forte demande, à une immense réserve de main-d’œuvre à bas coût, aux avancées technologiques et surtout à une expansion massive du commerce international.

Ce “miracle économique” permet aux Etats de consacrer des sommes plus importantes à la protection sociale et ouvre la porte à l’entrée dans la société de consommation (meilleurs logements, automobile, tourisme…)

Cet “Âge d’or” en Europe occidental correspond aussi aux premiers pas de l’intégration européenne. L’auteur revient ici sur le contexte de mise en place de la CECA, puis de la CEE, en passant par l’échec de la CED. Il met aussi en avant les débats qui traversent la construction européenne jusqu’à l’élargissement de 1973, à savoir l’opposition entre une Europe des nations et une Europe supranationale mais aussi la question de l’intégration du Royaume-Uni.

La culture après la catastrophe

Dans ce chapitre très dense, Ian Kershaw note que dans les années 1950-1960, une partie de la culture européenne repose encore sur des mouvements artistiques d’avant-guerre ou sur des éléments hérités de la guerre. Ainsi, la littérature comme le théâtre essaient de chercher un sens aux évènements de la Seconde guerre mondiale. Il met aussi en avant que l’utilisation des mythes de la guerre y est parfois abusive (comme en URSS ou en France par exemple).

Mais, pour l’auteur, c’est entre 1955 et 1965 que s’opère une vraie révolution culturelle, notamment dans la culture populaire. On assiste alors à une vraie rupture avec le passé : musique rock, télévision supplantant la radio et concurrençant le cinéma… De même, au cinéma, une avant-garde européenne fait son apparition en s’appuyant sur la critique sociale et la satire.

Enfin, l’historien insiste sur le fait que cette révolution culturelle s’accompagne dans les années 1960 d’une rupture avec les valeurs et les mentalités du passé. Ainsi, se met en place une société plus libérale, plus individualiste et plus tolérante.

Défis

Dans ce chapitre, l’auteur revient sur la contestation de la jeune génération étudiante en Europe occidentale (surtout en France et en Italie) au milieu des années 1960. Ces contestations ont lieu sur fonds de condition de vie étudiante difficile mais aussi sur un fonds idéologique marxiste et antifasciste ainsi que sur un fonds de manifestations opposées à la guerre du Vietnam.

Du côté du bloc de l’Est, Ian Kershaw revient bien sûr sur le déroulement du printemps de Prague (1968) et de son écrasement par l’URSS. Il note que dans les autres pays d’Europe de l’Est, la pression est plus ou moins forte pour une libéralisation politique et économique. Mais, la réponse de Moscou reste la même : elle est ouverte aux expériences destinées à moderniser la production au sein du système communiste mais à condition que l’intégrité du bloc soviétique ne soit pas en danger.

Il conclue ce chapitre en faisant le point sur la situation politique de l’Europe occidentale à la fin des années 1960 et le début des années 1970. Hormis la montée de groupes terroristes (Brigades Rouges en Italie, Bande à Baader en Allemagne), l’Europe occidentale revient à une certaine stabilisation politique avec, notamment l’essor des partis sociaux-démocrates. Il note enfin que cette stabilisation s’inscrit dans une période de “détente” des relations internationales entre les deux Grands avec, notamment, l’Ostpolitik de Willy Brandt et la signature des accords SALT 1.

Le tournant

Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 constituent un véritable tournant pour l’Europe. En effet, ils mettent fin au “miracle économique” en faisant grimper l’inflation et le chômage et en faisant chuter les taux de croissance.

Ian Kershaw s’intéresse ensuite à l’impact politique de ces chocs économiques. En Europe occidentale, on délaisse alors les politiques keynésianistes au profit de politiques néolibérales (incarnées entre autres par Margaret Thatcher). Mais, ce sont aussi les années 1974-1975 qui voient le retour de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne au rang des démocraties.

Quant à l’Europe de l’Est, elle voit ses économies être plus durement fragilisées à cause du manque de souplesse politique des régimes communistes. Ces difficultés aggravées y amènent des contestations sociales (puis politiques) comme le montre, par exemple, le mouvement Solidarnosc en Pologne.

La fin des années 1970 constitue enfin un tournant dans les relations internationales. La guerre froide se réchauffe avec notamment l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979 puis la réponse de Reagan et sa “guerre des étoiles”. Cependant, dans ce contexte international tendu, arrive au pouvoir Gorbatchev en URSS en 1985 après une multiplication des dirigeants soviétiques.

Un vent de changement souffle à l’Est

Ian Kershaw commence par présenter la doctrine de Gorbatchev en URSS. Celle-ci repose sur une volonté de réformes politiques et économiques.

Il s’interroge alors sur l’impact de cette volonté réformiste dans le bloc de l’Est. Celle-ci est mal perçue par les régimes communistes en RDA, Bulgarie et Tchécoslovaquie mais suivie par les régimes hongrois et polonais. Il insiste aussi sur la nouvelle approche de Gorbatchev des relations entre l’URSS et les pays satellites : pour lui “garder un pays à tout prix n’était plus une priorité absolue”. Par cette approche, Gorbatchev aura un rôle décisif et d’accélérateur dans l’évolution pacifique des pays de l’Est vers l’indépendance nationale.

Après avoir présenté l’amélioration des relations de l’Europe occidentale avec l’URSS de Gorbatchev, il revient sur la situation politique en Europe de l’Ouest dans les années 1980. Il observe que, dans des sociétés qui deviennent de plus en plus individualistes, les partis sociaux-démocrates et travaillistes connaissent un début d’affaiblissement et, à contrario,commencent à émerger des mouvements identitaires et des partis nationalistes. C’est aussi dans les années 1980 que les partis verts connaissent un premier essor suite à la prise de conscience des dégâts de l’industrie sur l’environnement. Dans ces sociétés individualistes, la sensibilité au racisme se renforce : l’Holocauste devient alors une base de la consciencehistorique européenne. L’auteur conclue qu’à la fin des années 1980, l’Europe occidentale a retrouvé une stabilité politique et économique : c’est dans ce contexte qu’est mis en place en 1986 l’”Acte unique européen”.

Pouvoir du peuple

Ian Kershaw narre d’abord l’avalanche de changements qu’ont connu les pays d’Europe de l’Est en 1989. Suite à la “révolution d’en haut” engagée par Gorbatchev, la “révolution d’en bas” des peuples conquérant leur liberté à amener au renversement de tous les régimes communistes en place.

Il revient ensuite sur l’unification de l’Allemagne et ses difficultés. Il insiste notamment sur le rôle capital qu’a joué Helmut Kohl dans cette réunification rapide. Puis, il présente la lente agonie de l’URSS jusqu’à sa dissolution le 31 décembre 1991.

Il conclue en mettant en avant qu’après la chute du bloc de l’Est et la disparition de l’URSS, l’Europe n’est toujours pas unie. Il distingue 4 groupes : les pays de la CEI, les pays d’Europe occidentale, les “pays d’Europe orientale” (auxquels il adjoint les pays baltes) et le Sud-Est de l’Europe (Bulgarie, Roumanie, Balkans)

Nouveaux départs

La fin de la guerre froide suscite de grandes espérances en Europe. Mais, l’Europe va voir le retour de la guerre sur le continent. C’est l’occasion pour l’historien de revenir sur le déroulement de la guerre de Yougoslavie (1991-1995) et ses atrocités.

Il présente ensuite le désenchantement des populations des anciens pays de l’Est. Celui est surtout lié à la baisse de leur niveau de vie à cause de la mise en place de politiques néolibérales. Il insiste aussi sur le fait que malgré l’ambivalence de ces populations face à la démocratie, ces pays ne sont pas retournés au parti unique. Il l’explique entre autres par l’espoir de ces pays d’intégrer un jour l’Union européenne.

De l’Union européenne, il en est justement question à la fin du chapitre. L’auteur revient sur sa mise en place et ses avancées vers la création d’une monnaie unique ainsi que son élargissement à 15 Etats membres. Il souligne aussi les difficultés de l’UE à se mettre d’accord sur une union politique dans le traité de Maastricht. C’est justement à ce moment que l’UE voit en son sein la montée des partis europhobes et nationalistes.

Exposition mondiale

Au début du XXIème siècle, l’Europe fait face à trois défis politiques liés à la mondialisation :

  • L’intensification de la compétitivité économique entraînant une baisse des salaires et un allègement de la fiscalité. Cette dernière met aussi en péril la préservation de la protection sociale.
  • L’impact d’une immigration croissante qui permet le développement de sociétés multiculturelles tout en provoquant des tensions sociales et une montée des partis identitaires
  • L’intensification de la menace terroriste suite au 11 septembre 2001 et à la guerre en Irak.

    L’UE fait aussi face à des défis politiques. Elle intègre en son sein de nouveaux pays membres essentiellement issus des anciens pays de l’Est, entraînant un problème d’équilibre économique à l’intérieur de l’UE. Elle fait aussi face à des difficultés structurelles autour d’une constitution européenne rejetée par les Français et les Néerlandais. Plus globalement, l’UE apparaît de plus en plus aux yeux des citoyens européens comme une organisation bureaucratique éloignée de leur quotidien.

    Ian Kershaw conclue ce chapitre sur l’apparition d’un nouveau défi aux portes de l’Europe : l’influence croissante de la Russie de Poutine.

    Années de crise

    L’auteur commence par rappeler la crise des subprimes en 2008. Pour y faire face, les Etats européens ont augmenté leurs dettes pour sauvegarder le système bancaire. Cette politique a aussi mis en danger la zone euro avec, par exemple, la Grèce qui se retrouve aux portes du défaut de paiement.

    Cette crise financière a aussi eu des conséquences politiques. En effet, les partis au pouvoir ont tous été fragilisés par la mise en place de politiques d’austérité, provoquant un renforcement des mouvements contestataires.

    Dans ces mêmes années, l’Europe doit aussi faire face à la crise des migrants et au renforcement de la menace terroriste. Pour y faire face, les gouvernements ont dû diminuer les libertés civiles sans réussir, pour autant, à limiter l’essor des partis d’extrême droite.

    De son côté, l’influence croissante de la Russie se confirme. Cette dernière va provoquer une crise autour de l’Ukraine et de la Crimée.

Pour terminer son chapitre et son ouvrage, Ian Kershaw s’interroge sur l’avenir de l’Europe et de l’UE (surtout suite au Brexit). Il en conclue que celles-ci rentrent dans une période d’incertitudes.

L’entreprise de Ian Kershaw était pour le moins périlleuse : réussir à raconter en 700 pages l’histoire du continent européen de 1950 à nos jours. Bien sûr, on pourra émettre quelques réserves sur l’ensemble comme par exemple, le fait que les références bibliographiques sont toutes à la fin de l’ouvrage rendant difficile la recherche documentaire sur un point particulier traité par l’historien. On pourra aussi objecter que toute l’Europe n’est pas forcément traitée avec équité : la situation dans les pays nordiques et les pays d’Europe du Sud est souvent moins développée que celle dans certains pays d’Europe occidentale (surtout Allemagne et Royaume-Uni) et d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie surtout). On pourra aussi regretter dans la version commentée l’absence de documents iconographiques et le peu de cartes (trois seulement…).

Mais, dépassé ces quelques réserves, on peut dire que l’entreprise est pleinement réussie. Cet ouvrage (et l’ensemble composé par les deux tomes) constitue un ouvrage de référence (comme Après-Guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945 de Tony Judt) pour tout enseignant d’histoire (surtout pour ceux enseignant en 3ème et en Terminale) et d’HGGSP ainsi que pour les lycéens qui souhaiteraient préparer les concours d’IEP, par exemple. En effet, Ian Kershaw réussit avec brio à nous raconter et à rendre compréhensible 70 ans d’histoire politique, économique, culturelle et sociale d’un continent divisé. Il réussit aussi à mettre en avant les points communs mais aussi les différences (parfois subtiles) des diverses politiques nationales entreprises durant cette période. Et tout cela dans une langue claire (merci la traduction) rendant son récit passionnant.