Le tour de France cycliste, c’est l’histoire d’une passion française, née en 1903, qui a traversé les turpitudes du 20 siècle pour devenir et rester un grand spectacle populaire. Véritable phénomène de société, la grande boucle rassemble toujours des milliers de spectateurs sur les bords des routes. Les amateurs sportifs ne trouveront pas dans cette thèse soutenue en 2005 les récits tragiques, les duels mythiques des forçats de la route. On ne trouvera pas plus le palmarès des éditions, bien que le propos soit toujours connecté aux faits de course, à l’évolution intrinsèque du sport. C’est bien une thèse d’Histoire que nous propose cette jeune diplômée universitaire, passionnée de cyclisme. Comment le Tour de France s’est-il adapté aux bouleversements socioculturels qui ont marqué le 20e siècle ? Le prisme du Tour de France est un révélateur parfait des grandes évolutions de la France contemporaine. En selle !
Le plan adopté est forcément chronologique. Quatre grandes parties le composent. Les sources utilisées sont majoritairement écrites : journaux (notamment l’Auto-Vélo, l’Auto, l’Equipe), récits ou livres sur le tour, témoignages des grands patrons du tour (Desgrange, Goddet, notamment) et bien sûr les innombrables publications sur l’épreuve. Une des qualités de l’ouvrage est l’excellente contextualisation des évolutions du Tour, toujours ancrée dans les mutations de la société française (affaire Dreyfus, Belle Epoque, Trente Glorieuses…). La présentation des grands acteurs du Tour, des luttes de pouvoir interne est également très instructive.
Le chemin de ronde
Le professeur d’Histoire, s’il aime la Grande Boucle, trouvera dans ces livres matière à intéresser les élèves aux liens entre le sport et l’Histoire, collant parfaitement au programme de Troisième. Pour cela, il peut utiliser quelques cartes des différents tours, parmi lesquelles celui de 1903, 1906, 1911, 1919; les cartes actuelles du tour sont propices aux révisions des repères spatiaux : capitales régionales, pays voisins traversés, fleuves, mers, etc..
La première partie s’intitule « l’édification du « chemin de ronde », 1870-1918″. En effet, « l’une des vocations premières du Tour de France semble de vouloir accorder son nom à la réalité géographique du pays ». Fondé en 1903 par le journal l’Auto, le tour de France prend tout de suite place dans « l’arsenal de la Revanche » face à l’Allemagne. Il devient rapidement un événement national de première importance dans un contexte de fort développement industriel, de diffusion de la bicyclette et de l’automobile, et d’épanouissement de la presse écrite. Les courses cyclistes permettent aux journaux d’augmenter leurs ventes. Les premières classiques en ligne apparaissent dans la seconde moitié du 19e siècle avec le Paris-Rouen de 1869 et le Paris-Bordeaux de 1891. Le Petit Journal lance en cette même année le Paris-Brest-Paris (1.200 kms, 72 heures pour le vainqueur); le succès de ces courses entraîne les débuts de la presse sportive. La rivalité entre deux journaux, Le Vélo et L’Auto-Vélo (qui deviendra l’Auto) est à l’origine de la naissance du tour de France. Le Comte de Dion, anti-dreyfusard, président de l’Automobile-Club de France, crée le premier tour de France automobile en 1899.
Chauvinisme et Revanche !
Le principe de la course à étape sera appliqué de même au cyclisme. Il crée en 1900 l’Auto-Vélo qui organisera, sur une idée de Géo Lefèvre, le tour de de France 1903. Les premiers tours sont des épopées. Les coureurs roulent de nuit, les contrôles de pointage sont difficiles, certains trains arrivent après les coureurs ou les voitures de course ne les suivent pas dans les côtes du Ballon d’Alsace… Henri Desgrange s’impose comme le premier patron organisateur du Tour, appliquant le principe du paternalisme. Le chauvinisme régional se déchaîne également : dénonciations de fraudes, clous sur la route… Chaque région cherche à privilégier son coureur ! En quelques années, le tour de France réalise une large extension, passant de 2500 kms en 1904 à 5.300 en 1911 ! Cette édition célèbre la fête de frontières, constituant la Grande Boucle idéale. Parallèlement, les Alpes et les Pyrénées deviennent des obstacles incontournables pour la course. A la veille de la guerre, reconnu d’intérêt national prioritaire, les organisateurs peuvent décider de faire passer la course où ils le souhaitent. Malgré les orages menaçant de la guerre, le tour de France a bien lieu en ce mois de juillet 1914. Jaurès croise le tour à Cherbourg le 30 juin. En 1918, la revanche est accomplie. Le Tour 1919, malgré les destructions massives du quart NE de la France, doit avoir lieu. Il passera bien évidemment par l’Alsace-Lorraine.
Dans l’entre-deux guerres, la discipline-reine reste le cyclisme. Grâce à la TSF, les exploits cyclistes sont désormais mieux connus. les années 1930 marquent un tournant grâce à la création des équipes nationales et de la caravane publicitaire. L’expression « forçats de la route » est devenue très populaire dans les années 1920 sous la plume d’Albert Londres. Le tour le plus long de l’Histoire a lieu en 1926 avec 5745 kms. Pour rythmer la course, le nombre d’étapes passe progressivement de 15 à 22. En 1928, les équipes régionales apparaissent, alors même que les entités administratives n’existent pas. Mais la véritable révolution viendra en 1930 avec la création des équipes nationales, qui s’ouvrent sur les « cinq Glorieuses », cinq victoires françaises d’affilée entre 1930 et 1934, entretenant l’illusion d’une France puissante et conquérante. Néanmoins, la catégorie des coureurs isolés, n’appartenant à aucune équipe, est maintenue. L’adhésion à la nouvelle formule d’Henri Desgrange est générale et les ventes de L’Auto explosent (854.000 exemplaires tirés le 24 juillet 1933). Dans le souci de moderniser l’épreuve, le vieux chemin de ronde est progressivement délaissé. A partir de 1932, alternativement la Bretagne ou l’Est sont ignorés et le kilométrage est amoindri.
Tour de France avec Mussolini et Hitler ?
Outre la modernisation de l’épreuve, la caravane publicitaire, véritable réussite apparaît officiellement en 1930. En 1939, 25 marques y participent, surtout des firmes alimentaires. La caravane devient l’un des témoins sociaux et économiques de son époque. Autre signe de modernisme, le développement médiatique du tour de France, qui s’invite dans tous les foyers via la TSF, et dans les cinémas via les reportages d’actualité. La course devient plus vivante grâce aux directs de la TSF. Mais ces nouveaux médias ne découragent pas les spectateurs qui se massent toujours plus nombreux sur les bords des routes. Enfin, de 1936 à 1944, le tour n’échappe pas à la montée des propagandes, favorisée par le challenge international par équipes, qui doit déterminer quelle est la meilleure nation cycliste. Gino Bartali, champion cycliste italien, qui véhicule une image très positive de l’Italie, est d’abord soutenu par Mussolini avant de s’attirer les foudres du parti pour ces positions en faveur de l’Action catholique. Le Tour est également troublé par la guerre d’Espagne, surtout pendant les étapes pyrénéennes. Le journal L’Humanité diffuse l’Internationale dans la caravane. Pendant la guerre, les Allemands tiennent à l’organisation de l’épreuve, qui aura lieu en 1941 et 1942. Henri Desgrange décédé en 1940 n’est plus à la barre. Le journal L’Auto, comme tous les journaux parus pendant l’Occupation, doit cesser ces parutions et ses biens sont confisqués. Devenu un élément de la culture de masse et un grand rêve populaire dans les années 1930, le tour de France ne résiste pas aux tourments de l’Occupation, mais sa réorganisation est inscrite dans les priorités nationales à la Libération.
Dans ce troisième chapitre, le Tour de France doit se remettre en question et évoluer avec les mutations de la société des « Trente Glorieuses ». Reprenant le modèle d’avant-guerre, équipes nationales et caravane publicitaire, la question de la nationalisation de l’épreuve se pose néanmoins. Jacques Goddet fonde l’Equipe en 1946 qui reprendra finalement en main l’organisation avec le prestigieux Le Parisien Libéré, du groupe Amaury. Le tour de 1947, en pleine reconstruction, redonne des couleurs à la France grâce au breton Robic qui remporte l’épreuve à la tête de l’équipe régionale de l’Ouest. Mais l’après-guerre est marqué par les succès italiens de Bartali et surtout Coppi le « Campionissimo », jouissant d’une incroyable popularité en France. Les nouveaux directeurs Jacques Goddet et Félix Lévithan modifient le tracé, rentrant à l’intérieur du territoire, explorant de nouvelles étapes, et inventant l’arrivée dans les stations d’altitude (les débuts des mythiques 21 virages de l’Alpe-d’Huez). Très populaire chez nos voisins, le Tour se déplace de plus en plus vers l’Est, multipliant les incursions en Belgique, en Suisse, créant un nouvel espace européen de la francophonie. En ces temps de Guerre froide, une course concurrente naît en 1948 à l’Est de l’Europe : la Course de la Paix, ouvert seulement aux amateurs, qui influencera la naissance du Tour de l’Avenir en 1961. Se déroulant sur le parcours du Tour de France, les coureurs amateurs passent quelques heures avant les coureurs professionnels. D’autre part, le Tour accompagne la construction européenne. En 1954, il s’élance pour la première fois de l’étranger, d’Amsterdam ! Alors que parallèlement un Tour d’Europe (occidentale) apparaît pour trois éditions. L’influence américaine se développe sur le Tour quand Coca-Cola rejoint la caravane en 1951.
L’avenir du tour face à la mondialisation
Les Trente Glorieuses voient aussi l’arrivée d’un média qui va révolutionner l’épreuve : la télévision (10.000 postes en 1951, 1 million en 1958) va prendre progressivement le relais de la presse écrite dans ce roman-feuilleton du mois de juillet. Le Tour va servir de terrain d’expérimentation à deux innovations majeures, indissociables de la télévision moderne : le direct et le journal télévisé. D’autre part, la télévision promeut les richesses du patrimoine français. A partir de 1960, la RTF utilise l’hélicoptère pour retransmettre en direct les derniers kilomètres de l’étape. C’est à partir de 1964 que le direct va passionner les Français avec le duel Poulidor-Anquetil. Faisant les frais de cette nouvelle donne, L’Equipe est réduite au rôle de quotidien officiel de l’épreuve, alors qu’Europe n°1 s’impose comme la radio du tour de France. Néanmoins, plusieurs menaces pèsent alors sur le tour, confronté à la civilisation des loisirs : le développement des véhicules à moteur, la dérive commerciale et publicitaire, bien que la caravane concourt à l’équipement des ménages français, correspondant à un réel désir des Français. Le tour se redessine pour privilégier les stations touristiques et faire la promotion des stations de ski intégrées. En 1962, les équipes commerciales sont invitées à titre expérimental. Elles s’imposeront à partir de 1969. Malgré cela, le déficit de la société d’exploitation (créée en 1973) se creuse de plus en plus et devient déficitaire. Le public se désintéresse de l’épreuve. Ce sont les crises pétrolières qui vont relancer son intérêt.
Cette dernière période (1974-2005) est marquée par la mondialisation des économies et des cultures. De nouveau le Tour de France s’adapte à la nouvelle donne. 1975 est un tournant : pour la première fois les cyclistes terminent l’épreuve sur les Champs-Elysées. Le vainqueur Thévenet reçoit le maillot jaune des mains du président VGE, alors que deux nouveaux maillots sont créés : le meilleur grimpeur et le meilleur jeune. La télévision accentue la dérive publicitaire provoquant un désir de retour non réalisé aux équipes nationales. Avec la crise et la montée du chômage, le tour devient l' »otage » de revendications, grèves, manifestations qui profitent de la fenêtre médiatique pour faire entendre leur voix. En 1983, la formule OPEN est adoptée par Félix Lévithan, ouvrant réellement l’ère de la mondialisation, concrétisé par Jean-marie Leblanc, à partir de 1988. De nouvelles équipes apparaissent à l’Ouest et à l’Est (Américains, Colombiens, Soviétiques). 1992 est un tour historique car il traverse les six pays fondateurs de la CECA pour fêter la naissance de l’UE. En 1994, l’escapade en Angleterre a pour but de promouvoir le tunnel sous la Manche. Aussi, la télévision impose de nouvelles contraintes pour rendre le Tour plus spectaculaire. La médiatisation accrue du Tour s’étend sur toute la planète. Il est aujourd’hui plus que jamais, peut-être plus encore qu’après l’affaire Festina de 1998, atteint par le dopage, dans un sport où les performances, la place de l’argent ont pris le pas sur les intérêts sportifs premiers. Plus surprenant, la politique française en matière de répression du dopage lui vaut des problèmes diplomatiques !
A l’heure où la « petite reine » intéresse toujours autant les Français, moyen de locomotion universel redevenu attractif dans le cadre d’un développement durable, le Tour de France traverse des heures difficiles. L’édition de 2007 le confirme plus que jamais, avec comme souvent en période crise l’idée d’un retour aux équipes nationales. L’auteur s’interroge ce qu’il reste des valeurs d’origine du Tour : l’esprit d’unité autour des valeurs républicaines, malgré l’ouverture à l’Europe et une dérive chauviniste constante, mais aussi l’admiration pour le courage et la ténacité des coureurs. Le Tour est bien un élément essentiel de la culture populaire française.
CR de Anthony Lozac’h