« Expert des relations professionnelles, Francis Ginsbourger est l’auteur d’ouvrages de référence, notamment Ce qui tue le travail (Michalon, 2010), ainsi que d’articles dans la revue Esprit » (présentation de la 4ème de couverture). Economiste de formation, l’auteur de cet ouvrage n’est pas un historien. Il affirme d’ailleurs dès l’introduction qu’à deux exceptions près, il n’a pas consulté les archives. Son livre n’est pas un livre de plus sur l’histoire du maquis du Vercors, sa création, les combats et la terrible répression des maquisards et des habitants du massif, les enjeux stratégiques et la polémique sur ce que certains ont considéré comme un abandon par Londres et Alger des maquisards du Vercors. De tout cela, il est question dans le livre, comme en arrière plan, mais mieux vaut connaître déjà l’histoire du Vercors et ne pas considérer s’y initier par la lecture de cet ouvrage. Les références bibliographiques, citées en notes de bas de page, sont nombreuses, mais il manque une bibliographie critique qui aurait été utile.
Entre histoire, compassion et reconnaissance
C’est ailleurs qu’il faut chercher l’intérêt et l’originalité de l’ouvrage, fort bien écrit et fort bien construit, mais qui ne se dévoile que progressivement. L’objectif essentiel de l’auteur est de démontrer que les habitants du plateau ont été des acteurs à part entière de l’histoire, qu’ils n’ont pas été les éléments d’une toile de fond dont les acteurs essentiels auraient été les maquisards, montés sur un plateau dont ils ignoraient tout. De démontrer encore qu’ils ont été animés dès avant les terribles événements de juillet 1944, d’un véritable esprit de résistance, et qu’ils l’ont payé très cher (la mort de beaucoup d’entre eux, la dévastation de leurs villages et de leurs récoltes). De rappeler enfin qu’ils ont été les grands oubliés de la mémoire des combats du Vercors, ignorés longtemps des principales commémorations.
Trois plans entremêlés
Francis Ginsbourger n’entreprend pas de front cette démonstration, et la poursuit ensuite par une réflexion d’ordre philosophique qui donne une autre dimension à son livre. Pour le dire plus clairement, le contenu du livre se situe sur trois plans entremêlés. Le premier plan est un essai passionnant de micro histoire, celle de la famille juive de l’auteur, protégée et cachée par les habitants de Saint-Martin (574 habitants en 1936). Le second plan donne son sous titre au livre ; il montre le rôle actif mais discret des habitants dans la Résistance. Le troisième plan se comprend par le titre : pourquoi les actions de résistance des habitants ont-elles été oubliées et, prolongeant dans d’autres dimensions cette réalité, quelles ont été dans les familles et au plus profond des consciences de chacun les répercussions et les résurgences des faits commis ou subis durant ces années noires ?
Un essai de micro histoire
Francis Ginsbourger suit la trace de sa famille (son arrière grand-mère, ses grands parents et leurs enfants), une famille nancéienne aisée qui, pour échapper aux lois antisémites de Vichy et à la déportation, a trouvé refuge en 1943 dans le village de Saint-Martin, sur le plateau du Vercors drômois, via Valence et Romans, avec l’aide logistique d’une filière catholique. Le livre commence en relatant l’enquête de l’auteur, partie de la découverte de quelques documents contenus dans une chemise bleue à glissière que lui avait confiée sa grand-mère. L’enquête est menée avec émotion et rigueur, en se rendant sur place et en retrouvant les acteurs survivants (il y en a encore quelques-uns bien que cette enquête ait été effectuée de 2014 à 2018), en rencontrant des historiens ou des passionnés d’histoire locaux, en lisant des documents, souvenirs ou études, qui peu à peu lui sont confiés. En se rendant sur les lieux enfin retrouvés de la grotte dans laquelle sa famille disait s’être cachée, il trouve des réponses mais se pose de nouvelles questions, nées de contradictions qu’il constate. Il élargit alors et approfondit sa recherche en s’intéressant au quotidien des habitants du plateau, et à leurs actes précoces de résistance, dès le printemps 1943.
La résistance quotidienne et continue d’un village français
Francis Ginsbourger nous propose alors une brève histoire de l’implantation du maquis du Vercors en retraçant ses étapes successives, et celle de la répression. Mais il attache une grande importance à souligner l’esprit de résistance des habitants, pour lesquels elle semble aller de soi. Son enquête montre comment la plupart des habitants, à commencer par le maire, le docteur Blanc, que certains considérerons comme un collaborateur à la Libération alors qu’il fut un médecin dévoué et résistant (on pense à la série Un village français) et le curé, « opposèrent à l’occupant, d’abord italien puis allemand, le rempart de leurs silences, de leur courage et de la ruse ». « La population du village n’a pas été « en périphérie » ou en « extériorité » de la Résistance ou « à côté d’elle ou encore sous sa pression » écrit Cilles Vergnon, historien spécialiste du Vercors, dans sa postface, « mais elle a tissé autour d’elle un constant cocon protecteur, tout en conservant son propre tempo ». Fin juillet 1944, quand s’abat sur le plateau la répression des troupes allemandes, 200 personnes se cachent dans les bois et dans les grottes, villageois (avec leur bétail), réfugiés et maquisards mêlés. Certes il n’y eu pas que des héros anonymes, il y eut aussi des salauds, comme le montrent les archives du procès intenté par le grand-père de l’auteur contre un voisin qui les avait dénoncés et avait ensuite pillé leur appartement. « Des femmes et des hommes ordinaires, oubliés de la légende résistante, qui sauvèrent des vies en posant des gestes extraordinaires ». La famille de l’auteur fut bien accueillie, aidée et cachée grâce à la bienveillance du maire, du curé, des gendarmes et de la plupart des habitants « ces montagnards qui connaissaient la montagne, qui se connaissaient entre eux et qui savaient se taire ». L’histoire du Vercors résistant ne devrait donc pas être réduite à celle des maquisards.
Une résistance « oubliée » du « berceau de la résistance drômoise »
L’auteur constate que dans la « grande histoire » du Vercors, Saint-Martin a été oublié, alors que le village fut l’« épicentre » de cette histoire, en abritant l’état-major du maquis et, quelques mois plus tard, en étant le siège de la réinstallation de la République : le village fut la « capitale » d’une zone libérée et administrée par la Résistance du 6 juin au 23 juillet, hébergeant l’administration civile, le poste de commandement militaire, et l’hôpital du maquis. Néanmoins « Saint-Martin est restée largement à l’écart d’un processus d’historicisation et de mémorialisation sélectives » écrit Gilles Vergnon. Francis Ginsbourger réfléchit aux raisons de cet oubli. La raison principale s’efforce-t-il de démontrer tient dans le fait que l’histoire de ce village ne s’intègre pas dans le modèle dichotomique de la mémoire construit dans l’après-guerre : la gloire (militaire) et les larmes (le village n’a pas été le siège de combats armés, ni bombardé, ni brûlé à la différence de La Chapelle et de Vassieux qui fut fait Compagnon de la Libération). « L’histoire mythifiée du Vercors oubliera les comportements des habitants qui ont permis aux combattants de combattre et de survivre pour ne se consacrer qu’aux maquisards et aux péripéties de leurs combats. »
Une réflexion d’ordre existentiel
Tout au long du récit l’auteur dresse des portraits attachants et se livre avec finesse à la critique des témoignages. Les hommes sont toujours au centre du récit ; Gilles Vergnon parle d’une « histoire à hauteur d’hommes ». Après être passé de l’histoire de sa famille à celle de la Résistance sur le plateau du Vercors, l’auteur change de registre en se livrant à une réflexion d’ordre existentiel. Il cherche si l’on peut trouver trace de « comportements et de gestes d’humanité de la part de l’occupant », quelles furent les conditions de dépassement du traumatisme et de la résilience, et celles de la transmission intergénérationnelle. Nous ne sommes plus dans un livre d’histoire mais dans une réflexion sur la nature humaine. Un propos beaucoup plus large à portée universelle.
© Joël Drogland pour les Clionautes