Maitre de conférences à l’Université de Manchester, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po et au projet d’édition « Persécution des Juifs de France, 1933-1945 » (codirigé par les Archives fédérales allemandes, l’Institut d’histoire contemporaine de Munich et l’Université de Fribourg-Breisgau), Jean-Marc Dreyfus est un historien spécialiste de la Shoah, auteur d’une thèse sur « L’aryanisation économique des banques. La confiscation des banques ‘juives’ en France pendant l’Occupation et leur restitution à la Libération, 1940-1952 ».» Il a publié chez Vendémiaire en 2014, Une médecine de mort. Du code de Nuremberg à l’éthique médicale contemporaine, et chez Flammarion en 2015, L’impossible réparation – Déportés, biens spoliés, or nazi, comptes bloqués, criminels de guerre. Il nous propose aujourd’hui un livre d’une grande originalité, par la démarche qui le sous-tend et la structure qui le compose, plus encore que par son contenu.
« Ecrire l’histoire d’un individu ordinaire »
Tel est le projet de l’auteur tel qu’il l’exprime dans un premier chapitre. Que le lecteur potentiel ne s’étonne pas de ne pas connaître Vollrath von Maltzan. Ce n’est pas tout à fait Louis-François Pinagot, sorti de l’anonymat par l’« impossible biographie » que fit de lui Alain Corbin en 1998 par un exceptionnel travail d’analyse des archives locales. Corbin avait pointé son doigt au hasard sur un registre d’état civil et était parvenu à « retrouver » le monde de ce sabotier anonyme. Vollrath n’est pas complètement inconnu. Jean-Marc Dreyfus nous dit dès la seconde ligne de la première page qu’« il fut un brillant diplomate, actif à travers trois régimes politiques, le premier ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne à Paris après la Seconde Guerre mondiale, un poste aussi prestigieux que symbolique. Il joua un rôle discret mais important dans la politique économique de la RFA naissante –son orientation vers l’exportation-, dans le rapprochement franco-allemand aussi ». Un individu dont le rôle historique ne mérite peut-être pas qu’on lui consacre un livre. Ce n’est pas en pointant son doigt sur une liste de diplomates que Jean-Marc Dreyfus l’a choisi pour objet de son livre, mais « c’est son destin à travers le national-socialisme qui m’a tout d’abord intéressé, sa carrière interrompue parce qu’il était considéré comme « métis », Mischling, c’est-à-dire « demi-juif », par les lois de Nuremberg. Et aussi son double héritage, puisqu’il descendait par sa mère de plusieurs dynasties de banquier juifs de Berlin et de Francfort, et pas son père de la noblesse immémoriale du nord de l’Allemagne, du Mecklembourg ».
Jean-Marc Dreyfus précise qu’il n’avait aucune familiarité avec ce personnage (« aucun lien, ni familial, ni amical, ni professionnel »), qu’il n’aurait peut-être pas eu envie de le rencontrer s’il l’avait pu, qu’aucun de ses ancêtres n’est allemand, qu’il n’y a aucun diplomate dans sa famille, et qu’il n’a pas, en tant qu’historien, d’attirance pour le genre biographique. De toute manière ajoute-t-il, « ce n’est pas un personnage majeur », mais ce n’est pas non plus un anonyme complet, ce qui fait que ce livre ne s’inscrit pas dans le genre de la micro-histoire de la Shoah tel qu’il est établi depuis une dizaine d’années. Enfin, l’auteur nous avoue qu’après des années de recherche dans une quinzaine de centres d’archives, après la lecture de centaines d’ouvrages, après plusieurs voyages pour rencontrer des parents éloignés ou se rendre dans divers lieux en rapport avec la vie de Vollrath, il « ne le trouve même pas particulièrement sympathique » !
Une démarche d’enquêteur au service d’un travail historique de haut niveau
Jean-Marc Dreyfus précise avant de donner la liste des sources : « J’ai décidé de ne pas placer de notes de bas de page dans l’ouvrage. Le récit est cependant construit strictement sur la lecture de sources documentaires et d’ouvrages scientifiques » Qu’est-ce-qui aurait pu nous en faire douter ? L’absence de notes effectivement, qui accompagnent quasiment toujours un travail historique de type universitaire. Sans doute aussi l’utilisation par l’auteur du « Je » tout au long de l’ouvrage. Peut-être encore, une démarche proche du reportage qui fait partager au lecteur le récit des conditions de l’enquête, une enquête qui conduit l’auteur chez quelques parents plus ou moins éloignés du « héros » de son livre, ou en divers lieux marquants :
« J’arrivai en voiture, depuis Strasbourg, à Bad Homburg, qui est une ville d’eau historique (…) Bernd von Maltzan est directeur au siège de la Deutsche Bank à Francfort-sur-le Main (…) Il m’accueille avec sa femme Ursula. Ils paraissent bien jeunes bien qu’ayant atteint la soixantaine. Ils habitent une belle villa des années 1970, dont le salon et la salle à manger s’ouvrent à l’arrière sur le jardin. Bernd a pris une journée de congé en prévision de ma visite. Ursula a préparé le déjeuner (…) En découpant le poulet, Bernd m’explique qu’il n’a pas lui-même connu Vollrath (…) ».
« Pour se rendre au cimetière juif de Weissensee, à Berlin, il faut prendre l’un de ces petits tramways jaunes à toit blanc qui filent à hauteur du macadam, installés après la réunification de la ville (…) Etrange promenade sous les arbres, dans les allées profondes qui s’étendent à perte de vue (…) Je cherche la tombe de la baronne Vollrath von Maltzan, née Hermine Rosenfeld le 30 septembre 1869, décédée à l’hôpital juif de Berlin le 20 avril 1945 (…) Je relis les notes que j’ai prises au Centrum Judaicum, dans les archives de la communauté juive (…) J’ai du mal à me le représenter, cet enterrement dans le cimetière juif, d’une juive convertie morte de vieillesse et d’épuisement dans un hôpital juif à la toute extrémité de la Shoah ; à imaginer la traversée de la ville en ruines, les Berlinois qui prennent d’assaut les magasins de vivres, les soldats soviétiques tout juste arrivés qui, épuisés, s’adonnaient au pillage et violaient systématiquement les femmes (…) Il m’a fallu du temps pour trouver le carré 1 de la section F, qui se trouve derrière et à gauche du bâtiment rituel (…) ». Mais ce sont ces caractéristiques qui rendent le livre si vivant et si attachant
Aspects biographiques
Jean-Marc Dreyfus s’interdit de « céder à la tentation de combler les vides, inévitables, dans une biographie (…) d’imaginer des sentiments qu’il aurait eus et dont il ne resterait aucune trace » et dit se « limiter » ( !) « aux bonnes vieilles méthodes de l’histoire factuelle (…) Lire soigneusement les documents, en faire la critique interne (le document contre lui-même), la critique externe (le texte confronté à l’état de l’historiographie). Ne pas imaginer de dialogues ».
La biographie ne constitue que le fil directeur, la raison d’une enquête historique. Progressivement se dévoile une carrière, davantage qu’une personnalité qui semble effectivement bien terne. Voici le texte de la nécrologie que publia Le Monde, le 27 novembre 1967, au lendemain de la mort de Vollrath : « Le baron Vollrath von Maltzan, était né en 1899 dans une famille de l’aristocratie mecklembourgeoise. Élevé en Alsace, il était entré en 1925 à la Wilhelmstrasse et avait été le secrétaire de Stresemann à la Société des nations. Révoqué par le régime hitlérien, il devait après la guerre diriger le commerce extérieur de la » bizone « , puis de l’Allemagne de l’Ouest, avant de succéder à Paris, en 1955, au professeur Hausenstein, qui dirigeait la mission diplomatique allemande avant qu’elle fût élevée au rang d’ambassade par la mise en vigueur des accords de Paris. M. von Maltzan, qui parlait remarquablement français et connaissait fort bien la France, se fit apprécier dans une période particulièrement délicate des relations franco-allemandes. Il dut, pour raisons de santé, quitter son poste et demander à bénéficier d’une retraité anticipée en 1958. Ses obsèques auront lieu mardi à Wiesbaden ». L’essentiel est dit.
Jean-Marc Dreyfus éclaire avec précision les grandes étapes de cette vie. Soldat durant la Grande Guerre, bien que fort jeune, Vollrathl s’engage dans de brillantes études qui, suivant la tradition allemande, le conduisent d’une université à l’autre. Il obtient en 1922, son diplôme de droit de l’Université de Heidelberg et entame une carrière juridique. Détaché du ministère de la Justice à celui des Affaires étrangères, il réussit le concours qui lui ouvre la carrière diplomatique. En 1929, il est nommé à l’ambassade de Paris, puis à Genève à la Société des Nations, où il noue une relation amicale avec Gustav Stresemann.
Quand le nazisme s’implante, les diplomates et fonctionnaires de la Wilhelmstrasse s’alignent « sans attendre les pressions venues d’en haut ». Leur première tâche est d’ailleurs de rédiger des argumentaires de propagande, « de déni et de mensonge » afin de prouver à l’étranger que les persécutions antisémites n’existent pas. Quand la loi du 7 avril 1933 impose un « gigantesque classement des fonctionnaires allemands », Vollrath est classé comme « demi-juif ». Le terme officiel de Mischling rentrera dans la nomenclature raciale en 1935. Il n’est pas renvoyé, mais il est rappelé à Berlin et ne peut plus espérer aucune promotion. Il prête serment de fidélité au Führer, comme y sont obligés tous les fonctionnaires allemands.
Sur intervention de Ribbentrop, il est renvoyé du ministère en août 1938, après que Hitler lui-même ait étudié le cas. Il est alors embauché à l’IG Farben où il travaille pendant plusieurs mois au département des études économiques, puis, bénéficiant sans doute de protections, rappelé à la Wilhelmstrasse , comme simple chargé de mission. Il est chargé de la commission de mise en œuvre des accords de Munich puis, en septembre 1939, de celle qui prépare un accord commercial avec l’URSS. Après la défaite de la France et la signature de l’armistice, il devient secrétaire de la commission économique à la Commission allemande d’armistice qui siége à Wiesbaden. Quand Hemmen, qui dirige la délégation, apprend qu’il n’est pas un pur aryen, il est renvoyé. « Il prit l’habitude de se faire discret, de laisser le moins de traces possible. » Une partie de sa famille émigre, une partie est victime des persécutions et des déportations, sa mère est internée dans l’hôpital juif de Berlin. L’auteur apprend à la fin de son enquête, par un petit papier signé de Vollrath qu’il trouve dans un dossier d’archives, qu’il a payé à la Gestapo une somme mensuelle qui évite à sa mère la déportation. Il estime que c’est un cas de corruption d’une extrême rareté, unique sur le territoire allemand.
Quand l’Allemagne capitule, Vollrath est employé de l’IG Farben où il fait la promotion des entreprises fabriquant des produits azotés. Puis il entre à l’Administration de l’Economie pour la zone britannique. Il devient vite le responsable du commerce extérieur. A Francfort, il fait la rencontre de Ludwig Ehrard, qui allait être déterminante pour sa carrière. En 1948 il épouse Carry von Prinz, divorcée d’un aristocrate silésien, mère de trois enfants déjà trentenaires, qu’il « connaissait » depuis longtemps. Confronté aux ordonnances américaines d’épuration, il est provisoirement suspendu de ses fonctions, doit se justifier, et est complètement blanchi par la commission. Mais il échoue dans ses demandes de réparations pour les divers préjudices subis.
Commence alors l’ascension de sa carrière, dans le sillage d’Ehrard et d’Adenauer, dans le contexte d’une RFA redevenue progressivement souveraine et intégrée à une Europe en construction. A Bonn, il est responsable du département du commerce extérieur au sein du ministère de l’Economie. Il dirige la délégation allemande au sommet de Rome qui entame, en septembre 1953, les négociations sur le traité signé en 1957, qui crée la CEE. Il travaille à l’ouverture des marchés étrangers aux produits allemands, avec le Brésil, puis avec la France. Au début de 1953, il intègre le nouveau ministère des Affaires étrangères reconstitué et il y prend logiquement la tête du commerce extérieur. Les diplomates ralliés au nazisme et actifs dans la politique hitlérienne y sont nombreux. Quand la question se pose du remplacement de Wilhelm Hausenstein, qui représentait la RFA à Paris où les officiels, dont beaucoup étaient issus de la Résistance, mettaient un point d’honneur à l’ignorer, c’est Vollrath qui est choisi, avec le titre d’ambassadeur. Francophone, francophile, diplomate, il est accueilli avec tous les honneurs du protocole. Il travaille à « reconstruire le poste diplomatique » avec tact, sans inquiéter les Alliés, le Parlement français, la haute administration. Il organise de Paris le voyage d’Adenauer à Moscou et fait partie de la délégation avec Ludwig Erhard. Il gère plusieurs affaires sensibles, dont la sortie du film Nuit et Brouillard et la nomination de l’ancien nazi Speidel à la tête des forces militaires terrestres de l’OTAN.
Le 14 septembre 1958, De Gaulle reçoit le Chancelier Adenauer à la Boisserie. C’est l’unique fois qu’un chef d’Etat y sera invité et y passera la nuit. C’est une étape marquante dans le processus de réconciliation franco-allemande. La rencontre a été soigneusement préparée par Vollrath et son homologue à Bonn, l’ambassadeur François Seydoux. Il y a un déjeuner à quatre : De Gaulle, Adenauer, François Seydoux et Vollrath von Maltzan. « Ce fut l’apogée de la carrière diplomatique de Vollrath, un indéniable succès pour celui qui avait travaillé au rapprochement franco-allemand et à des relations extérieures pacifiées. ». Peu après sa santé commença à se dégrader et il doit quitter son poste. « De Gaulle lui envoya une lettre fort élogieuse, chaleureuse, avec un long ajout manuscrit ». Il mourut le 22 décembre 1967.
Au-delà des aspects biographiques
« Il me semble que Vollrath a été pour moi un prétexte. Prétexte à raconter des fragments de l’histoire allemande », écrit l’auteur dans sa conclusion. L’enquête conduit en effet Jean-Marc Dreyfus à s’écarter constamment et volontairement de la biographie de Vollrath pour reconstituer le contexte, s’intéresser à des cousins qui vivent des expériences différentes et parfois dramatiques, pour remonter l’histoire. Le lecteur ne perçoit pas ces chemins de traverse comme des digressions.
Nous abordons au fil des pages d’autres sujets que celui de la vie de Vollrath : développements sur l’aristocratie et les structures rurales du Mecklembourg, sur la révolution agraire qui suivit la victoire soviétique, sur la politique raciale du nazisme et en particulier l’inflation juridique qui cherche à définir le demi-juif, sur le Ministère des Affaires étrangères allemand, la Wilhelmstrasse, et le ralliement plus ou moins tacite de bon nombre de diplomates au nazisme, sur le protocole de Wannsee et l’implication de la Wilhelmstrasse dans la Shoah, sur la persécution des Juifs berlinois et le curieux statut de l’hôpital juif de Berlin, sur leur déportation dans le ghetto de Lodz, sur les « activités occultes et criminelles de l’IG Farben », sur la spoliation des biens juifs et la question des réparations, sur la reconstruction de l’Allemagne et sa renaissance sur la scène internationale, sur les relations de la RFA et de la France dans l’immédiat après-guerre, sur la présence de nombre de diplomates ralliés au nazisme dans les mêmes postes diplomatique, ou presque, après la guerre… Tous ces thèmes sont traités à partir de sources primaires issues de divers dépôts d’archives (citées en fin d’ouvrage) ou d’ouvrages souvent très spécialisés (plus de 115 références bibliographiques en fin d’ouvrage). La démarche vivante, qui fait du lecteur un compagnon de l’enquête de l’auteur et lui propose des réponses claires aux questions que l’auteur l’a conduit à se poser avec lui, la profonde maîtrise de tous les sujets abordés, la simplicité de l’expression et la limpidité du style font de ce livre une agréable et profitable leçon d’histoire.
© Joël Drogland pour les Clionautes