Le Vigilant, immersion à bord du sous-marin nucléaire n’est pas le coup d’essai des deux auteurs, le scénariste Raynal Pellicier, et l’illustrateur Titwane. Ils avaient déjà travaillé ensemble sur la Marine Nationale, avec un premier reportage à bord du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle (2020). Avant ça, ils avaient produit une (très bonne) trilogie qui explorait la Police Judiciaire. 

Conservant le même format, il s’agit toujours d’un roman graphique. Raynal Pellicer a embarqué 12 jours à bord du Sous-Marin Nucléaire Lanceur d’Engins (SNLE) « le Vigilant », de classe « Le Triomphant ». Il a documenté cette immersion, entre exploration de l’environnement, interviews des marins, et photographies de l’engin. À partir de ces dernières le dessinateur Titwane a mis le tout en image, dans son style unique : précis et vivant, restituant aussi bien les humains que les environnements techniques complexes, avec son crayonné et sa colorisation à l’aquarelle.

L’univers du sous-marin passionne depuis longtemps, et l’ouvrage se place en continuité de prédécesseurs connus. On pense au roman Le jour ne se lève pas pour nous (Robert Merle, 1986, d’ailleurs cité par les auteurs), ou plus récemment encore au Chant des Loups (film d’Antonin Baudry, 2019). À son tour le Vigilant constitue un documentaire formidable. C’est une plongée dans les entrailles d’une machine colossale de 14 000 tonnes, ultra complexe, mue par une communauté d’hommes en son sein. Ces deux aspects, techniques et humains, constituent le fil directeur du livre.

D’un coté, la description technique est exhaustive. Elle balaye de nombreux aspects passionnants. Sont notamment décrits : 

  • l’embarquement et la sortie de la rade de Brest, le remorquage de la base d’Ile Longue jusqu’à l’océan ; 
  • le principe de « dilution », sur lequel repose la dissuasion nucléaire française dont le Vigilant est le bras armé. « Notre objectif, c’est d’être dilué dans l’océan, caché (…) sans pour autant être tapi en un point fixe » pour « être paré à » ; 
  • le « Central Operations », coeur névralgique de l’appareil, qui regroupe les postes de navigation et d’emploi de l’armement, « aux allures de vaisseau spatial » ; 
  • les (fameuses) « oreilles d’or », analystes en guerre acoustique, qui recherchent, traquent et identifient les navires potentiels ; 
  • Les deux soutes, le Vigilant embarquant 16 missiles nucléaires comptant chacun plusieurs têtes nucléaires ; 
  • la simulation d’un incendie à bord, éventualité catastrophique en milieu clos au fond de l’océan.  Se pose le dilemme de la gestion des blessés : comment soigner sans possibilité de refaire surface, qui romprait la dilution ? ;  
  • un « wargame » sur plus d’une dizaine de pages, exercice de lutte anti-sous-marine, durant lequel le Vigilant est pris en chasse par un SNA (Sous Marin d’Attaque) et doit faire face ; 

Mais en même temps, la dimension humaine est omniprésente. C’est certainement l’aspect le plus frappant, car moins souvent documenté. Comment se passe la vie dans cette « boite » pour ces hommes et femmes confinés ensemble plusieurs mois ? Les deux auteurs montrent par exemple : 

  • la routine et la lassitude de travailler dans un environnement sans jour ni nuit ni week-end. La vie au fil de quarts, avec une « disponibilité H24 », sur les 70 jours de mission : « une journée de trois mois » ; 
  • La lutte contre cette « usure morale », par « tout ce qui peut rappeler (…) la terre ». Des cérémonies, des repas festifs, les viennoiseries du « boula » … ; 
  • l’éloignement aux familles, et le lien ténu par les « familis ». Ce sont de courts messages hebdomadaire de 40 mots, supervisés par l’Etat-Major, auxquels les marins ne peuvent répondre. On y suit le rituel de lecture, et aussi leur risque. Car « si le message est un peu fade, on se dit qu’il y a un truc à la maison. Mais lire entre les lignes, c’est se hasarder à interpréter, (…) prendre le risque de gamberger, (…) et d’être confronté à son impuissance. » ; 
  • la coupure au reste du monde, qu’illustre ce témoignage d’un embarquement pré-Covid, considéré alors comme « une gripette » et la découverte au retour « d’une France confinée » ; 
  • l’impératif de cohésion et de discipline pour 110 marins appelés à vivre ensemble en espace clos plusieurs mois : « on n’est pas fait pour tous s’entendre mais s’il se passe quoi que ce soit, on est tous dans la même boite, enfermés. »
  • la place des femmes, autorisées à opérer au sein du SNLE depuis l’ouverture de la filière sous-marine aux personnels féminins en 2014 ; 
  • la gestion du retour, et la difficulté que peut représenter le « retour dans le cercle des vivants. » ; 

Terminons en mentionnant que le reportage militaire embarqué présente bien sûr la limite inhérente au secret militaire. Les auteurs précisent dès les premières pages les conditions posées par la Marine Nationale, ainsi formulées par un officier de communication de la FOST (Force Océanique Stratégique) : « vous conserverez votre liberté d’expression, mais tout ne pourra être retranscrit ». Les auteurs y reviennent en écho en clôture de l’ouvrage, rappelant : « ce qui pouvait être raconté l’a été ».