Et la dictature portugaise s’effondra

               Le 25 avril 1974, un peu après minuit, la chanson Grândola, Vila Morena de José (Zeca) Alfonso retentit sur les ondes portugaises.

Grândola, vila morena (Grandôla ville brune)

Terra da fraternidade (Terre de fraternité)

O povo é quem mais ordena (C’est le peuple qui commande[1])

Dentro de ti, ó cidade (En ton sein ô cité)

Cette chanson, second choix des insurgés nous dit l’auteur, n’est pas alors, contrairement à une idée répandue, interdite[2]. Elle évoque une lutte menée dans la ville de Grândola dans la région de l’Alentejo au sud du Portugal. C’est le signal ! Des officiers regroupés dans le MFA (Mouvement des forces armées) soutenus par des soldats font tomber en quelques jours, le gouvernement de Marcelo Caetano, héritier de la dictature de Salazar et dictateur lui-même. Rapidement, et ce n’était pas prévu, des milliers de civils descendent dans les rues. Le coup de force militaire débouche sur la chute de la dictature et la révolution des œillets. S’ouvrent alors au Portugal deux années de bouleversements révolutionnaires sur lesquelles est centré l’ouvrage de Victor Pereira, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Il est bon de rappeler ici qu’en 1974, l’Espagne et la Grèce sont encore des régimes dictatoriaux féroces envers leurs opposants, comme l’était d’ailleurs la dictature portugaise avant ce beau mois d’avril.

Les échecs de la dictature

               Début 1974, le Portugal est encore un empire colonial et le gouvernement de Lisbonne n’a pas compris que les temps avaient changé et que l’heure des décolonisations avait sonné. Pourtant l’empire est « au bord de la déroute militaire ». Au Mozambique, en Angola, en Guinée-Bissau et au Cap-Vert les contestations redoublent et en métropole la guerre est devenue très impopulaire auprès de la population. En retard sur le plan économique et social, le pays est par ailleurs, confronté à une émigration massive que le régime ne parvient pas à empêcher. L’absence de libertés et la répression qui pèse sur la population, contestées par certains, expliquent aussi ces départs vers la France ou d‘autres pays européens. Des militaires plus lucides que les gouvernants ont pris conscience de ces impasses et s’organisent afin d’infléchir le cours des événements.

Du coup d’État à la révolution

               A partir de 1973, des officiers intermédiaires se regroupent et s’organisent pour des raisons corporatistes mais aussi car ils sont conscients que les guerres en Afrique ne peuvent être gagnées sur le plan militaire mais qu’elles appellent une solution politique qui, pour une partie d’entre eux, passe par l’indépendance de ces territoires. Le MFA, qui se constitue alors, élabore un projet et entend mettre fin à la dictature par une action militaire. Or, et ce n’était pas attendu, dès le 25 avril, la population descend dans les rues et appuie les insurgés à Lisbonne et ailleurs. La dictature tombe rapidement. Commence un cycle de manifestations spontanées et de mobilisations populaires : occupation de logements dans les villes, où les bidonvilles sont nombreux ; grèves ouvrières pour les salaires ; luttes étudiantes, effervescence culturelle… « La révolution ouvre l’horizon des possibles et permet une libération de la parole », que l’auteur compare au Mai-juin 68 français.  La construction d’un socialisme, pas toujours clairement défini, paraît à l’ordre du jour. D’autant plus que les forces de l’ordre, longtemps soutiens de la dictature, sont, un moment, délégitimées. Reste que « le conservatisme dans le domaine des mœurs ne disparaît pas immédiatement » et que des courants hostiles à des changements trop importants sont présents.

Une révolution … mais quelle révolution ?

               Pendant deux ans, les débats sont vifs. Ils partagent les militaires qui ont mis fin à la dictature, les partis politiques dont nombre (tels le Parti communiste portugais, le Parti socialiste, l’extrême-gauche) étaient interdits auparavant. Mais divisent aussi la population des villes comme des campagnes. Ainsi la ville de Lisbonne et sa banlieue industrielle, plus politisées et où le poids du PCP est significatif s’opposent à un nord plus rural et où l’influence de l’Église catholique est prégnante. Le sud du pays où les ouvriers agricoles défendent la nécessité d’une réforme agraire se différencie du nord où les paysans petits propriétaires sont nombreux. Enfin après un temps, l’arrivée des retornados, près de 300 000, rapatriés des colonies, qui ont le sentiment d’avoir été abandonnés, complique la situation. Et ce, alors que les pays européens voisins suivent avec attention les événements et que les États-Unis veulent éviter « un Cuba en Europe ». Les premières élections (avril 1975) montrent que le PCP et les courants d’extrême-gauche ne disposent pas d’une influence électorale suffisante, que les socialistes avec Mario Soares dominent et que la droite a encore une assise large. Peu à peu, les soubresauts révolutionnaires et les violences anticommunistes diminuent. La transition de la dictature à la démocratie s’effectue de manière heurtée mais dans un calme relatif et sans déboucher sur une guerre civile[3].

Les mémoires du 25 avril

               L’apport de la révolution des œillets est indéniable et apparaît nettement les années suivantes. L’auteur, pour les résumer, affirme qu’elle a apporté au pays les 3 D : décolonisation, démocratie et développement. Autant de facteurs qui ont facilité l’insertion du Portugal dans la CEE (Communauté économique européenne, devenue Union européenne), à partir des années 1980.  Dans sa conclusion, V. Pereira présente l’évolution des mémoires de la révolution des œillets au Portugal. Si la fin des années 1970 et les années 1980 ont vu émerger un « sentiment de désillusion » à gauche et à l’extrême-gauche, ces années ont aussi vu la droite et l’extrême-droite diffuser un discours visant à « adoucir » les méfaits de la dictature et à noircir les années « révolutionnaires » 1974-1976. Depuis la crise financière de 2008 cependant, les acquis sociaux de cette période sont défendus et la chanson Grândola, vila Morena sert à nouveau de point de ralliement dans nombre de manifestations même si, dans ce pays comme ailleurs, précise V. Pereira, l’extrême-droite voit son audience croître.

Un ouvrage sobre, clair, de facture classique, mais peut-être le fallait-il car le sujet est peu connu en France, qui permet de mieux comprendre les espérances soulevées par la révolution des euros.œillets et le grand bouleversement qu’a connu le Portugal depuis le mitan des années 1970.

 

 

 

[1] On trouve aussi cette traduction : « Le peuple est celui qui commande le plus » mais je retiens ici celle de l’auteur du livre.

[2] Les censeurs des dictatures n’apprécient pas toujours avec justesse, heureusement, la portée des paroles des chansons sur lesquelles ils se penchent. Ainsi la chanson de Lui Llach, L’Estaca (Le pieu) qui affirmait Si estirem tots ella caurà [Si nous tirons tous il tombera], n’avait pas été interdite dans l’Espagne de Franco.

[3] Rappelons que quelques mois auparavant, les EU avaient soutenu le coup d’Etat meurtrier de Pinochet au Chili (septembre 1973).