Présentation de l’auteur

Philippe Vitale est sociologue à l’université d’Aix-Marseille et chercheur au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail. L’auteur propose ici la publication de son essai d’habilitation à diriger des recherches (HDR) portant sur la question des savoirs enseignés et de l’accès des élèves à la maîtrise des connaissances, ce que l’auteur nomme la « sociologie du curriculum ». Le terme curriculum, employé pour la première fois par le pédagogue américain Franklin Bobbit, peut se définir comme une « manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus ». Jean-Claude Forquin écrit : « Un curriculum scolaire c’est […] un parcours éducationnel, un ensemble continu de situations d’apprentissage auxquelles un individu s’est trouvé exposé au cours d’une période donnée dans le cadre d’une institution d’éducation formelle ». L’auteur de cette définition est pionnier dans la présentation de la sociologie du curriculum en France et dans le reste du monde.

L’objectif de l’ouvrage

            L’ouvrage se donne comme projet de montrer la tension qui existe entre la culture et le curriculum, entre la culture et la culture scolaire, entre le curriculum et la question des finalités cognitives et sociales des savoirs. Pour répondre à cet objectif, l’auteur envisage six chapitres qui proposent d’une part la genèse du questionnement sur le curriculum, puis les évolutions de ce dernier jusqu’au années 1970 en partant de l’Angleterre et de la France, puis les évolutions récentes et futures.

            L’auteur construit sa rétrospective commentée à partir de quelques ouvrages fondamentaux sur le sujet et qui apparaissent, par commodité, sous la forme d’acronymes. Ainsi en est-il pour L’Évolution pédagogique en France (EPF) d’Émile Durkheim, paru en 1938 et réédité en régulièrement depuis cette date. Cet ouvrage est la reproduction d’un cours sur l’Histoire de l’enseignement en France donné par le sociologue français à la Sorbonne en 1904 et 1905. Le cours embrasse l’enseignement de l’Église primitive jusqu’à la réforme de 1902. Pour Durkheim, la réforme de 1902 est une « révolution pédagogique » : « Notre but doit être de faire de chacun de nos élèves non un savant intégral, mais une raison complète ». Il s’agit pour le sociologue d’abandonner la pédagogie de l’abstraction pour une pédagogie de l’expérimentation. Le sociologue Mohamed Cherkaoui, en 1976, montre que la théorie de Durkheim se résume en quatre points :

  1. Tout système éducatif est une institution sociale déterminée par la structure sociale.
  2. Son but est la socialisation.
  3. Ces déterminations ne sont pas totales ; le système éducatif étant cependant assez autonome.
  4. Tout système éducatif est un instrument de lutte idéologique.

            L’ouvrage de Durkheim (l’EPF) est un traité des mutations scolaires. Le sociologue voit 5 grandes mutations : l’école de l’Église primitive, du Moyen Âge, de la Renaissance, de la Révolution et de la contre-révolution. C’est avec le christianisme que s’opère, selon Durkheim, la première révolution scolaire. Il ne s’agit plus dès lors de former des individus, mais des groupes d’individus qui partagent un lieu et un même enseignement. Il ne s’agit plus d’inculquer la connaissance à un individu mais de transmettre collectivement des savoirs à des élèves afin de « créer une disposition générale de l’esprit », un habitus.

            Le deuxième chapitre est consacré à la nouvelle sociologie de l’éducation. L’auteur décide, pour ce faire, de prendre l’exemple britannique. C’est en 1944 qu’est votée une loi qui modifie en profondeur le système éducatif anglais jusqu’aux années 1980 (période thatchérienne néolibérale qui remet en cause cette loi) : il s’agit de l’Education Act ou loi Butler. Cette dernière définit un cadre pour un enseignement plus démocratique par la gratuité de l’école et par un curriculum obligatoire jusqu’à 15 ans en 1947. A la sortie du primaire, selon leurs résultats à la suite de l’examen dit du « eleven+ », les élèves sont soit orientés vers les grammar school (les lycées) soit vers les secondary technical school (lycées techniques) pour des études longues, ou bien vers des secondary modern school pour un cycle court. Ce sont les « dons, talents, mérites » des élèves qui sont évalués par le eleven +. Les résultats à ce test conditionnent un accès différencié au secondaire. L’organisation tripartite de l’éducation anglaise de l’après-guerre est ainsi pensée en fonction des trois intelligences chères aux théories du QI de Cyril Burt : intelligence abstraite, technique et pratique.

            Dans les années 1960, le sociologue Basil Bernstein fait l’hypothèse que le langage n’est pas qu’un simple moyen de communication qu’on peut isoler de la vie sociale. Ainsi, il montre que l’apprentissage et les usages langagiers sont le fruit de la socialisation et de la classe sociale des individus. Il distingue deux systèmes langagiers : un langage public qui caractérise les élèves issus des milieux ouvriers, et un langage formel, apanage des élèves des classes moyennes de son échantillon d’étude. Il existe ainsi une sélection culturelle : les grammar school valorisent une culture scolaire qui correspond à celles des familles bourgeoises. Les enfants d’ouvriers échouent à l’eleven+ non seulement parce que l’école réprouve leur langage qui ne correspond pas aux normes attendues par les examens, mais ils échouent également car leur langage contextualise leur pensée, leurs perceptions et visons du monde. La taille de la fratrie, la proximité géographique avec des écoles primaires à niveau scolaire plus élevé, la mixité sociale fréquentée par les élèves dans d’autres univers que celui de leur école, le soutien des parents, sont autant d’éléments qui peuvent amener à rompre avec le destin social des enfants d’ouvriers. La réforme de 1965 instaurera les Comprehensive schools, écoles secondaires non sélectives et pour tous les élèves.

            En 1967, est publié en Angleterre le rapport Plowden sui ratifie le développement d’une éducation primaire centrée sur l’enfant. Inspiré de l’Émile de Rousseau, le rapport prône une éducation fondée sur l’apprentissage par l’expérience, dans lequel l’enseignant doit renoncer à son autorité pour devenir un guide, un animateur qui créé les conditions favorables à l’élève pour pratiquer, découvrir, s’exprimer. Le sociologue Geoffrey Bantock voit dans le développement des comprehensive schools la décadence du savoir et de l’éducation. De son point de vue, tous les hommes et toutes les éducations sont, par essence, inégalitaires et il est utopique de faire croire aux élèves et à leurs parents qu’il existe une égalité des chances. C’est dans ce contexte qu’apparaît en 1971 le deuxième ouvrage de référence pour notre auteur, Knowledge and Control, dirigé par Michael Young. Cet ouvrage est une référence dans le champ de l’éducation anglais des années 1970. Un an après la publication de l’ouvrage, l’expression Nouvelle sociologie de l’éducation est employée pour la première fois par David Gorbutt. Dans Knowledge and Control, trois orientations sont distinguées : une orientation structuraliste, une orientation « wébérianiste-critique » et une dernière antifonctionnaliste.

            Ce que l’auteur voit comme une absence de paradigme dans le curriculum français en fait un cas opposé au cas anglais précédemment exposé. L’auteur débute son analyse à partir de 1963 et la massification de l’enseignement du fait de la réforme Fouchet. Selon les mots de Jean-Manuel de Queiroz, « c’est au moment où l’école se démocratise qu’on la découvre inégale ». Effectivement, de grandes enquêtes quantitatives menées par des démographes et des sociologues depuis les années 1950 montrent les inégalités d’accès à l’éducation et à la mobilité sociale. Sous Giscard, le problème des inégalités scolaires est moins le fait des curricula que celui de l’instauration de « savoirs minimaux » pour tous les élèves. Ces savoirs communs sont un élément essentiel d’unité de la société française et de réduction de l’inégalité des chances. Il s’agit également de répondre aux besoins de l’économie en maintenant des flux différenciés de sortants du système scolaire, dont une partie avec un niveau minimum de qualification destiné aux emplois du bas de l’échelle sociale.

            Viviane Isambert-Jamati est une des premières sociologues en France. Dans les années 1960, elle également la première à s’intéresser au curriculum. Dans Les Savoirs scolaires, elle développe les catégories des curricula formel et réel. Elle s’étonne sur le manque d’intérêt pour le curriculum chez les sociologues français, qu’elle explique par la puissance de la théorie de la reproduction et à sa généralité (Bourdieu, Passerron, 1967).

            Pour Vitale, la didactique a également été un frein au développement de l’intérêt pour les curricula. C’est Michel Verret qui créé en 1974 le concept de « transposition didactique » qui désigne la nécessaire opération de transformation des savoirs pour les rendre enseignables et accessibles aux élèves. Mais chez Michel Verret, la notion de transposition se limite aux savoirs. Yves Chevallard, didacticien des mathématiques, s’approprie en 1985 le concept de transposition didactique pour fonder la théorie anthropologique du didactique (TAD). Chevallard distingue ainsi les savoirs savants, produits par les universitaires), les savoirs à enseigner (prescrits par l’Éducation nationale) et les savoirs enseignés (transmis par les enseignants et qui sont supposés être appris par les élèves).

Conclusion

            Le livre de Philippe Vitale est une somme passionnante sur l’histoire de l’éducation, sur les fondamentaux de la didactique, de la sociologie de l’éducation et du curriculum. Il permet de comprendre comment, en France, l’Éducation nationale en est arrivée à sacrifier le curriculum pour s’appuyer sur une suite de réformes sans lendemain et surtout sans objectifs sur le long terme, privilégiant socle commun minimum, économie des moyens et en creusant toujours davantage les inégalités sociales et scolaires. En prenant des exemples sur d’autres systèmes scolaires, Philippe Vitale montre que d’autres voies sont encore possibles et qu’une solide réflexion sur les savoirs scolaires, sur la pédagogie et sur l’accès des élèves à la maîtrise des connaissances est une nécessité pour les sociologues de l’éducation, les didacticiens et les politiques.