Le livre est divisé en trois parties :
- Les mille et une rationalités ;
- Il était une foi en économie;
- Peut-on faire confiance aux économistes ?
Les articles sont rédigés par les meilleurs spécialistes actuels de ces questions.
Le point de départ de la première partie est le raisonnement microéconomique basé sur le paradigme néoclassique de l’homo œconomicus et de sa rationalité parfaite.
Cette conception de la rationalité se heurte à la réalité : les enseignants dans leur jugement sur le niveau scolaire de leurs élèves ont la volonté d’être objectifs mais sont, en fait, influencés par leur représentation de la réalité ; la valeur des entreprises cotées en bourse n’est pas déterminée par l’efficience des marchés financiers, mais par des méthodes multiples et contradictoires adossées à un cadre conceptuel néoclassique.
Les pauvres sont des acteurs économiques comme les autres, mais leur façon d’épargner est bien loin de la rationalité néoclassique où l’épargne d’un individu se fait tout au long de son cycle de vie pour lui permettre de maximiser sa consommation. Les pauvres privilégient l’épargne non monétaire (bétail, bijoux, céréales, tissus précieux etc.) et utilisent des pratiques informelles comme les tontines.
Leurs dépenses de luxe, jugées irrationnelles par les classes moyennes, peuvent s’interpréter comme un moyen de limiter le stigmate de leur pauvreté et assurer une meilleure intégration de leurs enfants parmi leurs pairs.
La notion de rationalité a été étudiée sous le prisme des sciences sociales.
Max Weber distingue deux formes de rationalités : « la rationalité théologique » (basée sur le but que l’individu donne à son action) et « la rationalité axiologique » (qui repose sur la cohérence entre les moyens et les valeurs prônées par l’individu).
Marcel Mauss a étudié la dimension anthropologique de l’échange. Dans Essai sur le don (1924), il décrit la constante de l’échange dans toute société qui est pris dans un ensemble de contraintes sociales, auquel le don ne déroge pas
L’apparition de la notion de rationalité limitée a causé de vifs débats entre chercheurs en économie. Deux figures majeures se distinguent : Herbert Simon et Ronald Coase.
Herbert Simon a axé sa recherche sur le processus de la prise de décision et les conséquences de celle-ci. Pour lui, l’incertitude se trouve dans l’esprit même de l’individu. Le décideur sélectionne la première solution qu’il trouve satisfaisante. L’existence des institutions se justifie car elles posent des règles et sont des vecteurs de la rationalité.
Ronald Coase a travaillé sur la notion de firme et analysé la question du choix de l’entrepreneur de fabriquer dans son entreprise ou de faire fabriquer. Le recours à chacune de ces options est fondé sur le bénéfice qui retiré en termes de coûts économisés (les coûts de transaction) en ne recourant pas à l’autre.
Les mathématiques appliquées ont été utilisées pour apporter un côté scientifique à la rationalité. La rationalité des interactions humaines a notamment utilisé le modèle de la théorie des jeux limitée par la simplification à l’extrême des situations étudiées.
La « discrimination statistique » est une stratégie adoptée par un groupe social qui aboutit à rejeter un individu par crainte de ce qu’il pourrait être. Les sciences sociales ont utilisé ce concept pour expliquer la rationalité des pratiques discriminatoires dans l’entreprise ou par des individus.
La seconde partie aborde la foi en économie, d’abord sous l’angle de la croyance économique puis sous celui de l’influence de la religion sur les comportements économiques.
La finance est un champ d’observation idéal pour appréhender la question de la rationalité
La théorie financière classique étudie le comportement financier sous le prisme de la rationalité économique, basée sur l’espérance d’utilité et l’hypothèse d’un marché en équilibre parfait.
Le spéculateur joue un rôle de stabilisateur sur le marché financier par son comportement rationnel : il ne veut pas perdre d’argent et il contribue à la transparence de l’information au travers de ses ordres de Bourse. Il permet l’efficience des marchés en étant le lien entre la finance et le monde réel.
Le courant de la finance comportementale, influencé par les sciences sociales, a postulé que les opérateurs financiers sont des êtres sociaux comme les autres.
Les décisions des financiers sont biaisées et les décisions des spéculateurs sont basées sur l’anticipation, qui repose sur repose sur la rationalité cognitive : la décision du spéculateur dépend de sa représentation du marché et le spéculateur sélectionne les signaux qu’il estime pertinents relativement à la représentation qu’il se fait du marché.
Enfin, le service financier implique une relation personnelle qui engage les co-échangeurs : ce n’est pas uniquement le rendement qui est acheté mais aussi en ensemble de pratiques, de connaissances, de règles, d’affects, etc. du gérant. Des dispositifs non-marchands co-construits constituent ainsi l’essence de l’échange financier.
L’influence de la religion sur les comportements économiques
Les comportements économiques sont ensuite décrits au travers du prisme des religions protestante, juive, catholique, l’Islam ainsi que dans le confucianisme.
Max Weber fait le constat que le capitalisme moderne s’est développé, à partir du XVIème siècle , dans les trois pays d’Occident où le protestantisme siècle a pris de l’ampleur : l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique. L’irruption de l’esprit du capitalisme dans le calvinisme « qui a conduit à considérer cette sorte d’activité, dirigée en apparence vers le seul profit, comme une vocation envers laquelle l’individu se sent un obligation morale » (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber, 1904-1905, p. 81) (p.113). Selon le dogme de la prédestination, seul Dieu miséricordieux décide du salut des hommes. Il reste aux individus le monde des vivants à s’investir dans le travail. La réussite par l’accumulation d’épargne se trouve encouragée comme étant une preuve des faveurs divines.
Coleman (1988) a analysé le marché des diamantaires à New-York dans le quartier de Brooklyn. La religion est une ressource qui facilite les transactions dans lesquelles la confiance joue un rôle essentiel. La communauté juive se caractérise d’une part, par les interactions fréquentes à la synagogue et, d’autre part, par une forte endogamie.
Coleman donne le nom de capital social, aux aspects de la structure sociale qui peuvent être utilisés par les membres de la communauté comme moyen pour atteindre leurs objectifs.
Tout comportement déviant d’un individu appartement à ce groupe fermé rejaillit sur la réputation de son auteur pouvant aller jusqu’à l’exclusion entraînant la perte de sa famille, de la religion et de ses liens avec la communauté.
Même après les différentes phases de réformes depuis 1978 qui ont transformé la Chine, la République Populaire, qui a succédé à l’Empire, reste imprégnée par la pensée confucéenne.
L’individu n’a pas d’existence en tant que tel : la société civile est constituée de réseaux et de relations mutuelles, dont le socle est la famille, et pas lesquels l’individu se constitue. Gouverner c’est exercer le pouvoir selon la loi, mais c’est aussi montrer la voie (la verticalité du Parti).
« Le sens de l’humain (ren) ne se construit que dans les relations à autrui. On devient humain par l’apprentissage éthique tourné vers l’harmonie » (p. 126).
La Loi a un rôle fondamental car l’intérêt général est une fin en soi.
La moralité est le ciment du lien social. La culture fait l’humanité. La Loi est le fondement du contrat social entre le Parti de nos jours (le Souverain avant) et le Peuple.
« En islam, le comportement humain, économique ou autre, n’est pas neutre. Le croyant cherche quotidiennement à adopter une attitude en accord avec les préceptes religieux » (p. 131).
La Charia, ensemble de normes et de règles qui encadre tous les aspects de la vie humaine et toutes les actions des individus, de la société ou de l’État, a établi un code de conduite des affaires. Le travail de l’individu est encouragé pour atteindre le bien-être pendant sa vie terrestre.
La Zakât, l’impôt annuel, acte volontaire de piété dont s’acquittent les musulmans, contribue à une redistribution des richesses, et vient en aide aux moins favorisés.
Le « partage des pertes et profits » est un des éléments-clés de la finance islamique. Il s’agit d’un mécanisme financier, qui prévoit que les risques sont partagés entre l’entrepreneur et l’apporteur de capital. La banque islamique joue de plus en plus le rôle d’une « banque participative » contribuant, à ce titre, au développement de l’économie. Cette finance participative s’inscrit dans le cadre universaliste de la finance éthique et équitable.
Les allusions à la vie économique sont largement réinvesties dans les évangiles ainsi que dans les actes des apôtres. « Le christianisme est donc quelque-part une expérience qui s’inscrit en creux dans la question économique. » (p. 142)
Plusieurs encycliques témoignent du souci réitéré de l’Église en faveur de plus de justice et de dignité humaine : Rerum Novarum (1891) doctrine sociale de l’Église qui défend la condition ouvrière ; Quadragesimo Anno (1931) dénonce la dictature financière dans les sociétés; Populorum Progressio (1968) met en lumière la question de la pauvreté dans les pays du Sud et lance un appel à la mobilisation des pays du Nord ; Laborem Exercens (papa Jean-Paul II en 1981) les conditions de travail ne doivent pas pâtir de la recherche de profitabilité.
Certains auteurs comme Marcel Gauchet, défendent la thèse que le christianisme a préparé la sortie de la sphère religieuse pour entrer dans un monde sécularisé où le pouvoir de l’Église ne s’exerce pas. Pour Foucard « (…) l’économie est une religion, avec ses grands prêtres -les banquiers centraux, avec son clergé- les hauts fonctionnaires et les professeurs d’économie (Foucard, 2018). » (p. 145)
Les institutions de l’Église sont confrontées à des problématiques de gestion, qui doivent respecter, au minimum, un investissement socialement responsable.
Face à la complexité contemporaine des transactions financières, les religieux sont contraints de faire appel à des laïcs professionnels compétents.
Le Vatican possède sa propre banque centrale, la Banque du Vatican, dont la politique n’est pas toujours guidée par la seule justice sociale.
La troisième partie essaie de répondre à la question « Peut-on faire confiance aux économistes ? »
Les théories et les paradigmes économiques évoluent depuis la fin de Seconde Guerre mondiale, avant un tournant dans les années 1970 .
L’économie se transforme et devient une science expérimentale, remettant en cause le principe de rationalité. La méthodologie suivie s’inspire de la médecine et la biologie, avec la comparaison de groupes tests, qui bénéficient de la mise en œuvre de mesures, avec des groupes de contrôle où elles où elles ne sont pas mises en œuvre.
Les apports et les limites de cette nouvelle approche diffèrent selon qu’il s’agit d’expériences qui s’appuient sur l’observation d’évènements réels, ou bien sur des situations créées par l’économistes.
Les résultats de ces deux catégories d’expériences sont de plus difficilement généralisables, les groupes étudiés n’étant jamais identiques mais « (…) la démarche scientifique reste le meilleur barrage contre la prolifération des croyances infondées. » (p. 170)
Après la crise de 2007, l’histoire économique a connu un regain d’intérêt, mais sans rupture avec la théorie économique dominante. Les recherches en microéconomie ont vu un renforcement de l’économie comportementale. Le courant de la « nouvelle macroéconomie », apparu dans les années 1970 a été rejeté : « (…) on s’est fié aux prédictions de modèles absurdes dans lesquels la production, la consommation, l’investissement ou l’emploi sont déterminés par les choix d’un individu isolé. » (p. 180)
Les responsabilités des économistes sont posées, notamment celles des conseillers des gouvernants, plus particulièrement ceux qui, par leur foi inextinguible dans les marchés, ont contribué à accroître l’instabilité du système,.
La réalité des marchés financiers s’est complexifiée durant la période néolibérale et la politique de déréglementation initiée par les mandats de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. La spéculation s’est professionnalisée entraînant la modification des cours des marchés financiers pour les rendre de plus en plus conformes à la théorie mathématique. La volatilité des cours est ainsi devenue une des caractéristiques majeures des marchés financiers.
Les systèmes de comptes nationaux mis en place dans les principaux pays occidentaux ont permis, dans les années 1950, de calculer le produit intérieur brut, indicateur de mesure de la croissance, période où la reconstruction des économies était la priorité politique.
La reconstruction achevée, le PIB a été posé en dogme avec la montée en puissance de l’influence des économistes dans la sphère politique. Le PIB a été réformé régulièrement, de nouveaux indicateurs, ont été imaginés mais sans recueillir une approbation universelle.
Pour certains chercheurs en économie, le PIB est incapable de rendre compte d’une activité en volume aujourd’hui largement dominée par les services, et de résoudre les crises du capitalisme qui agitent le XXIème siècle (notamment la question environnementale).
Selon Frédéric Lebaron, sociologue, la science économique a perdu en autonomie par sa grande proximité avec le pouvoir et par la consécration qui est accordée par des instances internes : publications dans des revues consacrées (ce qui entraîne le classement de l’économiste publié), enseignement dans des institutions élitistes (grandes écoles, Collège de France, etc .), attribution de prix (parmi lesquels le prix dit Nobel, en fait attribué par la banque centrale de Suède).
L’économie (se) raconte-t-elle des histoires ? Croyances et rationalités en économie est un livre dont les notions abordées sont parfois vulgarisées avec talent par les auteurs et donc accessibles au plus grand nombre. Il n’en reste pas moins qu’une culture économique est un plus pour s’y retrouver dans les différentes théories et les concepts évoqués.
Christine Rault, pour Les Clionautes
Présentation de l’éditeur. « Sommes-nous tous fous ? Sur quoi se fonde la foi que notre société porte à l’économie ? Qu’est-ce que la « science économique » a de si particulier que dans les lieux de pouvoir ou dans les médias, la parole de l’économiste pose si rarement question ? Sous couvert de rationalité, l’économie ne nous raconterait-elle pas des histoires ? Aujourd’hui, les économistes eux-mêmes se posent la question.
Ce numéro de « Regards croisés sur l’économie » nous propose un voyage exceptionnel au cœur de la rationalité, dans l’insondable de nos croyances et dans les confins du monde pas si enchanté des économistes ».