CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)

Comme en témoignent, dans l’édition française, les ouvrages récents de P.Richardot (La fin de l’armée romaine (284-476), 1998, 3è réed.2005) et Y.Le Bohec (L’armée romaine sous le Bas-Empire, 2006), les légionnaires et auxiliaires qui combattirent pour Rome du III au Vè s. ap.J.-C. sont aujourd’hui de moins en moins méconnus. En particulier, découvertes archéologiques et études poussées des textes et des rares représentations figurées qui en subsistent permettent aujourd’hui de se faire une idée relativement précise de l’aspect que ces troupes pouvaient présenter ; un aspect assurément bien différent de celui des combattants du Haut-Empire dont la Colonne Trajane (pour ne citer qu’elle) a durablement ancré l’image dans la mémoire collective comme archétypale du soldat romain.
Il n’est donc pas étonnant que ce champ d’étude ait parallèlement éveillé un intérêt croissant chez les reconstituteurs. Plus anciennement implantée chez les Anglo-Saxons, la reconstitution historique est, en France, un phénomène relativement récent, qui connaît un essor constant depuis quelques années ; mêlant approches archéologique, historique, expérimentation et spectacle vivant, elle vise à évoquer de la façon la plus réaliste possible une époque et un mode de vie. Les éditions Errance ont eu l’idée d’exploiter ce vivier pour réaliser une collection d’ouvrages illustrés consacrés à l’Antiquité gallo-romaine et au Moyen-Age. L’ouvrage ici présenté, dernier-né de la série, est dû à la plume d’Alain Alexandra et de François Gilbert, présidents de deux des associations les plus sérieuses et les plus dynamiques parmi celles qui se sont investies dans ce domaine ; respectivement, les Foederati, qui s’intéressent à la Rome du Vè s. ap.J.-C., et Pax Augusta, qui s’attache à faire revivre celle de l’époque d’Auguste.

Revue de détail

A l’image des autres titres de la collection, l’ouvrage est introduit par une série de textes synthétiques mais utiles : dans une courte préface, François Gilbert rappelle combien stéréotypée a longtemps été notre vision de l’époque et de ses soldats ; une introduction fait ensuite le point sur la nature des sources aujourd’hui à notre disposition ; enfin, une chronologie et une liste des empereurs reposent les jalons de l’histoire militaire bien remplie du Bas-Empire romain.
Sont ensuite présentés, en dossiers de 4 à 6 pages alliant textes et photographies en couleur, 14 types (on pourrait même dire « instantanés ») de combattants romains chronologiquement étalés de 213 à 502 après J.-C. Pour présenter ces reconstitutions, les deux auteurs ont fait appel à leurs associations, évidemment, mais aussi à d’autres, françaises (Les Herculiani et Ordalie), allemandes et anglaises, la re-création des panoplies présentées étant dues au travail des membres des associations en question, aidés de quelques armuriers spécialisés. Comme il est d’usage dans la collection, le mode opératoire employé est toujours le même. Côté texte, deux paragraphes présentent d’abord le contexte : contexte historique général, puis celui dans lequel évolue le personnage ; toutes les parties de l’équipement sont ensuite minutieusement détaillées. Côté illustrations, une photographie occupant une page entière donne d’abord une vue générale du ou des personnages en question, mis en situation dans un environnement évoquant celui de l’époque ; puis de 6 à 14 vues focalisent sur des détails précis de l’équipement.
Ces portraits sont entrecoupés de quelques encarts thématiques consacrés à tel ou tel point de l’équipement utilisé par l’armée romaine au Bas-Empire (le thoracomachus, les plumbata…) ; le dernier, la reconstitution des épisèmes (motifs décoratifs arborés sur les boucliers) des différentes unités à la charnière des IV-Vè s. d’après la célèbre Notitia Dignitatum, est sans doute celui qui ravira le plus le passionné et/ou le figuriniste. Enfin, un glossaire détaillé complète avantageusement l’ensemble.

Le temps retrouvé

En conclusion, l’ouvrage se révèle d’une lecture agréable et d’un intérêt certain. Les mises en situation, évoquant le combat mais aussi diverses scènes de la routine militaire, sont intéressantes et assez habiles, et on apprécie aussi qu’elles ne s’en tiennent pas à une perspective franco-centriste, présentant aussi bien les auxiliaires de Doura-Europos qu’un splendide cavalier cataphractaire du type de ceux engagés lors de la funeste bataille d’Andrinople, ou encore Ammien Marcellin lorsqu’il se trouva impliqué dans le meurtrier siège d’Amida par les Perses. Les photographies sont de grande qualité ; le texte, s’il est très pointu, reste cependant accessible et pédagogique. Appuyé sur les sources littéraires, iconographiques, archéologiques, sur de nombreux travaux de recherche (en témoigne la bibliographie placée à la fin de l’ouvrage), et sur des expérimentations, mené avec beaucoup de sérieux et de passion, le travail des auteurs et de leurs partenaires est bien loin d’un quelconque amateurisme et constitue une vulgarisation de grande qualité. Comme toujours, vu le peu de témoignages indiscutables qu’il nous reste de cette époque troublée et donc la maigreur de nos certitudes, des points de détail, des choix, pourraient évidemment être discutés. Sainement, les auteurs reconnaissent volontiers la part laissée à l’hypothèse, et il n’empêche que, même si on peut se sentir frustré par sa construction elliptique et sa brièveté voulues par le format de la collection, leur ouvrage présente sur cette question difficile sans doute l’un des tableaux les plus valables qui soient actuellement. Rendus étonnamment proches, les soldats du Bas-Empire y apparaissent dans toute leur originalité, indéniable, et leur réelle diversité. Venant utilement compléter des études plus générales sur l’armée romaine des III-Vè s., ce livre permettra donc d’aider à saisir la réalité d’une époque riche en bouleversements.

La connaissance de l’aspect des combattants n’est en effet pas anecdotique : il est intimement lié à leur mode d’action, aux différentes facettes de leur identité, et aux rapports de force de l’époque. On peut donc se réjouir de voir apparaître dans l’édition française des publications de ce type, susceptibles de faire jeu égal avec l’abondante production anglo-saxonne dominée par les prolifiques éditions Osprey.

Stéphane Moronval