« Seule Rome pouvait à Rome ressembler ». Joachim Du Bellay

Pour cette deuxième édition, les auteurs, Aurélien Delpirou, maître de conférence à l’Institut d’urbanisme de Paris, Eleonopari Canepari, maître de conférence HDR en histoire moderne à Aix-Marseille Université, Sylvain Parent, maître de conférence en histoire médiévale et Emmanuelle Rosso, professeure à l’université de Paris-Sorbonne ont choisi une parution en juin 2021, pour les 150 ans de l’accession de Rome devenue capitale de l’Italie. Cet atlas a pour ambition, dans le format synthétique qu’impose la collection, de brasser 30 siècles d’histoire de la Ville éternelle, de sa fondation légendaire aux dernières créations futuristes.

Dans les propos liminaires, les auteurs présentent Rome comme une ville palimpseste, c’est à dire que le tissu urbain s’est reconstruit au fil du temps en intégrant chaque époque sans nuire à l’unité de l’ensemble. Rome s’érige en ville éternelle par sa capacité à exercer une attractivité exceptionnelle, par sa vocation universelle, de la capitale de l’Empire à la cité des papes… Enfin, Rome se prête à une démarche de géo-histoire : l’ouvrage expose une biographie cartographique des origines à nos jours, le plan proposé suit les grandes périodes historiques.

Entre métamorphoses et pérennité

La trajectoire de la ville est placée sous le signe de de la superposition des échelles et des temporalités, ce qui conditionne une évolution démographique et morphologique complexe.

Ville fluviale, Rome est fondée sur le Palatin, longtemps colline primordiale, centre du pouvoir, donnant son nom au palais. Le Tibre façonne ce premier comptoir commercial, carrefour entre les voies vers la Toscane ou la Campanie. Cependant, le site nécessite bien des aménagements. Strabon évoque un territoire aux ressources médiocres et Rome ne devient que tardivement la « ville aux sept collines ». La capitale ne devient centre du monde que sous Tite-Live. La centralité géographique sous-entend un jeu de mot urbs, la ville et orbis, le cercle des terres (la bénédiction papale urbi et orbis). Le site a été remodelé et le niveau de circulation a été relevé de trois mètres. Aujourd’hui le visiteur peine à distinguer les sept collines.

L’évolution de la population et de la surface urbanisée témoigne d’une histoire singulière et tourmentée : la capitale comprend 2 millions d’habitants à l’apogée de l’Empire et ne retrouve cette population qu’au milieu du XXe siècle. Aujourd’hui l’aire urbaine très étendue compte 4 millions d’âmes, car l’avènement de Rome capitale en 1871 marque le début d’une forte croissance et la surface bâtie est multipliée par 50 au prix d’une urbanisation extensive et désordonnée des espaces périurbains.

Julien Gracq décrit Rome « comme la seule ville du monde » qui ressemble à une autopsie. Les époques se côtoient dans une promiscuité étonnante : certains espaces romains ont été réemployés comme les thermes utilisés comme églises. La basilique San Clemente constitue un bon témoignage de multiples remaniements du Ier au XVIIIe siècle.

La centralité de la capitale se fonde sur son rôle politique, religieux et culturel, son attractivité exceptionnelle auprès des visiteurs étrangers ainsi que la diffusion mondiale des modèles et des styles artistiques. On observera le graphique montrant l’importance croissante du nombre de pèlerins ou le plan touristique original montrant la forte concentration de « choses dignes d’être vues à Rome » à différentes époque (titre pour le moins surprenant).

La Rome républicaine et impériale

La Ville semble un lieu de paradoxe : miroir et reflet, concentration des « merveilles », modèle des autres unités urbaines. Cependant, il existe plusieurs Rome dans Rome : le périmètre fixe et sacré rituellement défini ne se confond pas avec l’agglomération habitée aux frontières mouvantes ni avec la ville fortifiée. Des conflits existent entre le sol, le destin de Rome, la religion, le droit et l’usage. Les limites religieuses, politiques et administratives informent sur le gouvernement de la ville et la manière de surveiller les différentes communautés civiques en structurant leur mode d’interaction. Les mutations du forum des rois aux empereurs illustrent le propos. Les anciens font dériver le mot forum du verbe ferre (apporter). Il est l’espace discursif, l’épicentre politique, le pivot symbolique de l’Urbs, le miroir topographique de la Res Republica.

L’ouvrage recense les modifications dues au Principat et à la monumentalisation des 5 fora impériaux qui ont une unité d’ordonnance trompeuse. Une comparaison entre les plans de 1928-1934 et le résultat des fouilles depuis le Jubilé, 1998-2000 et 2010-2012 permet un profond renouvellement documentaire. Notons p.32 et p.33 l’évocation de la Forma Urbis, cette carte comme monument datant du IIe siècle, altérée par un incendie et aujourd’hui source de nombreuses hypothèses.

De grandes célébrations collectives mettent en scène l’espace construit. Le triomphe reste le plus éminent des rites inscrivant la victoire dans la Ville mais d’autres processions comme les jubilés impériaux ou les cortèges funèbres prennent l’itinéraire de la Via Triumphalis.

Les auteurs insistent sur l’importance des dieux-citoyens et la gouvernance des hommes pieux. A Rome, les dieux sont partout mais pas n’importe où. Si les temples sont fixes, le panthéon est en perpétuel expansion, la triade capitoline restant primordiale.

Le centre monumental de la Ville concentre les grands équipements et les services publics : les empereurs évergètes offrent des thermes et des théâtres tandis que se bâtit une machine administrative fondée sur des préfectures chargées de l’approvisionnement, du maintien de l’ordre et de l’entretien des équipements (aqueducs, ports, rives du Tibre…).

Par contre, une mégapole millionnaire connaît des problèmes de logements. La majesté urbaine se construit au détriment de la marginalisation de l’habitat populaire et une superficie habitable en constante réduction.

La Rome médiévale

Pétrarque parle du Moyen-Age à Rome comme le « fantôme de l’illustre ville ancienne ». Les dernières recherches ont modifié cette perception même si des zones d’ombre demeurent pour les époques les plus reculées. L’Urbs s’impose comme un centre économique et culturel de premier plan. Elle s’enrichit au fil des siècles de dizaine de monastères, d’églises, d’oratoires et de structures d’assistance. Capitale de la Chrétienté,  elle est marquée par la présence des souverains pontifes qui se posent comme les héritiers des empereurs romains. Les territoires sous la domination pontificale s’étendent et l’appareil d’État se structure.

Les auteurs consacrent deux doubles pages à l’époque communale (entre 1143 et 1398), où le peuple de Rome se révolte contre l’autorité du pape. Le Capitole redevient le cœur de la vie politique. Les grandes familles occupent des résidences fortifiées et de vastes complexes immobiliers dont certains sont établis sur d’anciens édifices romains comme le château Saint-Ange pour les Orsini. Cependant, les établissements ecclésiastiques restent les principaux propriétaires fonciers.

Entre les années 1460 et 1510, Rome connaît un renouveau avec le retour de l’autorité des papes sur la cité. L’économie florissante soutient une forte croissance démographique. Le société se transforme par un afflux d’étrangers et un renouvellement des élites. La mobilité sociale creuse les inégalités ce qui génère des recompositions économiques et territoriales. Certains auteurs parlent d’une voie vers la métropolisation au seuil de l’époque moderne.

La Rome renaissante et baroque

A la Renaissance, sous l’impulsion des papes, Rome connaît un développement de grande ampleur. Ainsi, la politique de travaux urbains de Jules II (1503-1513) puis de Léon X (1513-1521) doit contribuer à affirmer le pouvoir politique, et la centralité de la religion catholique romaine. Cela se justifiant d’autant plus dans un contexte de Contre-Réforme.

Les ambitions urbanistiques visent aussi à retrouver la splendeur du passé impérial. La longue et rectiligne via Giulia, non loin du Tibre, constitue un nouvel axe structurant, contrastant avec le réseau viaire médiéval. Achevé par Clement VII, le projet du Tridente (trois axes convergeant vers la piazza del Popolo) comprend notamment la via del Corso. Le rayonnement de la cité génère des flux de travailleurs, de visiteurs, de pèlerins et d’artistes.

Mais le sac de 1527 par les troupes de Charles Quint met fin à une période de richesse et de splendeur artistique. Pourtant l’épidémie de peste de 1522 avait amorcé le déclin.

Soucieux de moderniser la ville et l’Etat pontifical, Sixte Quint (1585-1590) met en œuvre un programme urbanistique qui prend plusieurs formes : pavage de rues, amélioration de l’accès à l’eau avec la construction de l’aqueduc Felice, aménagement de l’Esquilin autour de la basilique Santa Maria Maggiore. Il s’agit de faciliter l’accès aux grandes églises de pèlerinage. Les voies percées par Sixte Quint seront les axes structurants du développement urbain des siècles à venir. Le pape souhaite aussi moraliser la vie urbaine, en luttant contre le brigandage, la criminalité, le vagabondage. Dans l’œuvre de ce pontife, on peut ajouter l’achèvement de la basilique Saint-Pierre, la construction du palais du Quirinal, l’aménagement du complexe de Saint-Jean-de-Latran et l’édification de la nouvelle Bibliothèque vaticane.

La persistance de l’ancrage de la noblesse romaine dans le tissu urbain se manifeste par l’édification de vastes demeures, les palais. Ils témoignent du prestige, de la promotion sociale de ces élites. Contrairement à ce qui a été longtemps pensé, Rome n’est pas qu’une ville de prélats durant l’époque moderne. En effet, l’économie est dynamique et développée.

L’architecture religieuse, à l’heure de la Contre-Réforme, applique les préceptes tridentins. Le Concile de Trente ayant considéré que les arts doivent jouer un rôle dans le processus d’évangélisation. Cela se traduit par l’importance de la façade, l’élévation de l’autel principal, l’abondance de la lumière.

L’église du Gesù incarne cette reconquête catholique. Imposante, mais à la façade sobre, tournée vers la place, elle assure une fonction théâtrale dans l’espace public. Les jésuites investissent la ville. Les confréries se multiplient.

Rome devient la capitale du baroque au XVIIe siècle et se transforme en ville-théâtre, pour affirmer le pouvoir de l’Église. La fusion de l’architecture, de la peinture et de la sculpture, caractéristique de ce style, doit susciter l’émerveillement dans le but de propager la foi catholique.

La scénographie urbaine est renouvelée à l’image des églises Sant’Ivo alla Sapienza et San Carlo alle Quatro Fontane de Borromini, les fontaines de Trevi (de Nicola Salvi) et des Quatre-Fleuves du Bernin, des places comme la piazza del Popolo et la piazza Navona.

L’afflux de nombreux immigrés durant l’époque moderne fait de Rome une des villes plus cosmopolites d’Europe. Les raisons de cette attractivité s’explique par la présence de la curie pontificale et des cours cardinalices qui peuvent être sources d’opportunité d’emploi dans le secteur des services domestiques ou dans l’administration. L’industrie du bâtiment recrute aussi pour répondre aux commandes de travaux d’aménagements.

Enfin, la politique de mécénat des papes attire une foule d’artistes. Depuis la Renaissance, on fait le voyage à Rome pour étudier les vestiges romains et apprendre le métier avec les maîtres installés.

Le XVIIIe siècle voit encore l’émergence de projet d’aménagement. On peut citer par exemple les escaliers de la piazza di Spagna, la piazza Sant’Ignazio. Ce sont des réalisations encore largement baroques. Une grande structure d’assistance est édifiée : l’hospice apostolique de San Michele.

Une réorganisation administrative du territoire est entrepris, en utilisant comme base cartographique le plan de Giovanni Battista Nolli, afin de redéfinir le découpage des rioni.

Rome devient la deuxième capitale de l’Empire napoléonien de 1808 à 1815. Cette brève période marque une rupture, où les infrastructures nouvelles privilégient une approche fonctionnelle. Pour protéger la ville des inondations, les quais du Tibre sont surélevés. Une promenade archéologique entre le Colisée et le Capitole est créée afin d’isoler les vestiges antiques du tissu urbain. La piazza del Popolo est réaménagée par Giuseppe Valadier.

Avec la confiscation par l’État du patrimoine immobilier de l’Église, la politique française a des visées économiques. Des ateliers sont implantés dans le palais pontifical à Saint-Jean-de-Latran et dans le couvent de Santa Croce in Gerusalemme. Les thermes de Dioclétien accueillent aussi une manufacture de textile. La priorité est donc à la promotion de l’emploi.

De la Troisième Rome à la métropole

Rome est déclarée capitale de l’Italie en juin 1871.  On parle de « Troisième Rome » : celle des empereurs, celle des papes et celle des Italiens, à la jonction entre le Nord et le Sud du pays. La vieille cité se transforme pour devenir la première ville du pays. Afin d’éviter le développement d’une classe ouvrière à côté du pape, du roi et du gouvernement, l’industrialisation est évitée. Les choix stratégiques établissent les fonctions politiques, administratives et commerciales de Rome. Les bâtiments publics et les grands équipements sont concentrés sur deux nouveaux axes est-ouest. Mais le contrôle de l’espace urbain fait l’objet de luttes acharnées. De 1870 à 1971, la population romaine est multipliée par 13 et la superficie de l’espace urbanisé par 50, ce qui explique l’intense spéculation immobilière, non régulée par les pouvoirs publics. La municipalité parvient difficilement à répondre aux besoins d’une ville en expansion. La période fasciste marque le tissu urbain par sa volonté de faire de la capitale la vitrine de l’ordre nouveau : percement de larges voies de défilé, création d’espaces publics monumentaux, projet emblématique du quartier E 42 destiné à accueillir l’exposition universelle qui aurait du se tenir en 1942 pour les 20 ans du régime.

Après la seconde guerre mondiale, la capitale doit rattraper son retard et un développement s’opère selon des modalités originales. De nombreux projets naissent mais certains restent inachevés. La fin du XXe siècle est marquée par un renouvellement des pratiques et des politiques urbaines bientôt qualifié de « modèle romain ». Une collaboration inédite entre l’État italien et Vatican a stimulé des aménagements afin d’accueillir les millions de pèlerins et de touristes : piétonisation du centre, modernisation des transports en commun, grandes manifestations culturelles, projets muséaux confiés à des architectes de renom (l’auditorium par Renzo Piano).

Quelle Rome au XXIe siècle ? Pôle touristique de niveau international, la Ville éternelle connaît un contraste important entre la modestie de ses fonctions économiques et son aura d’exception. Elle a de forts atouts mais aussi des défis à relever comme la fragmentation socio-spatiale et les « turpitudes de la gouvernance municipale ».

Fondatrice de l’Italie contemporaine, Rome est devenue une des premières villes mondiale mais elle est restée en marge de la globalisation, unité paradoxale partagée entre Vatican et l’Italie, le Nord et le Sud, entre un centre cristallisé et muséifié et des périphéries tentaculaires.

Cet ouvrage à plusieurs mains renoue avec la tradition des Atlas autrement où la cartographie prime sur les autres documents. Grâce à une approche multiscalaire,  les auteurs ambitionnent de retracer les permanences et les mutations d’une ville singulière sur 30 siècles d’histoire. Un pari réussi.