Raphaëlle Branche est une des spécialistes françaises de l’histoire de la guerre d’Algérie. Parmi ses nombreux ouvrages, on peut citer « La guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? », ou plus anciennement, le numéro de la Documentation Photographique consacré à ce conflit. Elle est actuellement Maître de conférence à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Elle se livre dans ce nouvel ouvrage à une analyse passionnante, une sorte de micro-histoire de l’embuscade de Palestro. Elle choisit donc d’isoler cet événement au sein de la guerre d’Algérie. En cinq chapitres et un peu moins de 200 pages de texte, elle décortique ce qui s’est passé là en 1956. Rappelons que le 18 mai 1956, 21 militaires français tombent dans une embuscade organisée par les combattants algériens. Il y a un survivant, tandis que tous les autres sont retrouvés morts , le corps atrocement mutilé. Un appareil de notes copieux accompagne le tout, car il représente plus de 40 pages supplémentaires.

Un événement avant tout

L’auteur plante d’abord le décor de cet événement, qu’il soit géographique ou politique. Quelques cartes aident le lecteur à mieux se situer. Palestro n’est pas n’importe quel lieu : il est « un espace de transition, un véritable front » ce qui justifie qu’on s’y intéresse. La date n’est pas anodine non plus. 1956, c’est le moment du rappel des troupes françaises avec l’envoi de soldats parfois inexpérimentés sur le terrain. C’est également le moment où en métropole une agitation certaine existe, liée à cet envoi de troupes. Le pouvoir politique joue un drôle de jeu, minimisant à la fois la portée de l’embuscade et l’utilisant aussi pour justifier une accentuation de la répression. Palestro, c’est la première opération militaire d’envergure dans la région qui témoigne de l’implantation du FLN, du soutien populaire dont il peut disposer. C’est enfin un événement médiatique, comme le prouve la une de France-Dimanche, qui étale le visage des morts français.
Comme pour tout événement, il y a le récit de ce qui s’est passé où l’on s’aperçoit déjà que le fait n’est pas désigné de la même façon côté français ou algérien. Rien que le nom du lieu est déjà différent selon le camp : les Algériens le nomment Djerrah.
Lorsque l’on parle de l’embuscade en France, c’est l’occasion de se livrer à un discours sur le sauvage ; on parle de tuerie, d’extermination, alors que, côté algérien, l’embuscade est « d’abord une opération tactiquement réussie ». Mais, comme l’explique Raphaëlle Branche, il faut absolument gommer le politique dans ce que font les combattants algériens.

Considérer les acteurs et leur logique

Ils sont nombreux et possèdent évidemment des motivations diamétralement opposées. L’auteure cherche à recréer ce qui s’est passé en évoquant par exemple l’itinéraire personnel du chef de l’embuscade, mais aussi la personnalité du sous- lieutenant Arthur qui menait la troupe française. Elle livre d’ailleurs une rapide biographie des morts à la fin de son ouvrage. Est-ce l’impossibilité de recréer ou une volonté délibérée, mais il aurait été aussi intéressant d’essayer de retracer en détail un ou deux itinéraires ordinaires de ces soldats français. Elle s’attache également aux villageois en montrant qu’ils peuvent soutenir, cacher, mais qu’à un moment donné, il y a des attitudes, des décisions qui font basculer de manière nette dans un camp. Le livre est, on le voit déjà, d’une grande richesse et emboîte de multiples dimensions, mais en faisant preuve d’un sens certain de la construction du récit, Raphaëlle Branche débouche alors sur une question qui ouvre de nouvelles dimensions : pourquoi finalement retient-on plus cet événement qu’un autre du même genre ? La réponse est à chercher dans l’Histoire et notamment parce que cet événement fait rejouer d’anciennes failles. Cela conduit à aborder de façon indirecte d’autres dimensions du processus de colonisation.

Mémoires plurielles

Français et Algériens n’ont pas gardé la même mémoire de Palestro. L’auteure se livre à une analyse de la construction de la mémoire. L’essentiel y est dit et se trouve incarné par la précision du récit qui en a déjà été livré. En 1871, les habitants de Palestro, c’est-à-dire de ce qui n’était alors qu’un noyau de peuplement européen, furent massacrés. Un monument commémore cet épisode. A la suite de cela, un important mouvement de confiscation des terres se déroule. Mais aujourd’hui, on parle peu de cet événement en Algérie, car il incarne une sorte « d’état pré-politique du FLN » et n’est donc pas à valoriser. De plus, il y a un aspect très local qui peut être explosif en terme de cohésion nationale. Les monuments ou traces qui existent en France sont aussi très révélateurs. Les soldats français morts ont parfois une rue à leur nom, mais qui comprend encore ces références ?

Palestro, c’est un événement, c’est-à-dire un fait en un lieu et à un moment précis, mais à partir duquel on peut lire une grande partie de l’histoire de l’Algérie coloniale. C’est en quelque sorte une étude de cas dans le meilleur sens du terme avec en filigrane donc la colonisation, la confiscation des terres, l’envoi de soldats, la question de la violence, les changements de politique par exemple.

On reste assez fasciné par cette capacité qu’a l’auteure, en travaillant sur ce sujet sur lequel beaucoup de livres de qualités existent aujourd’hui, à apporter un nouvel angle, une nouvelle façon de voir. Du récit, ce qu’il faut de théorisation et une écriture fluide conduisent à un livre d’une rare intelligence à fortement conseiller.

© Jean-Pierre Costille