Histoire environnementale

L’histoire environnementale occupe une place croissante dans le paysage historiographique français. A l’appui de cette affirmation, on peut citer la création par Champ Vallon d’une collection spécialisée, « L’environnement a une histoire », dirigée par Grégory Quénet[http://www.champ-vallon.com/Pagescollections/Environnement.html->http://www.champ-vallon.com/Pagescollections/Environnement.html]. On peut aussi renvoyer à la publication, en 2013 et 2014, de deux livres d’initiation et de vulgarisation, au sens noble du terme : il s’agit respectivement de L’événement anthropocène, de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste FressozBONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, « Anthropocène », 2012, 311 pages. Les deux auteurs, dans un livre passionnant, s’efforcent d’historiciser un concept proposé pendant les années 2000 par les scientifiques spécialistes du « système Terre ». Aux yeux de ces scientifiques, les transformations apportées au « système Terre » par l’industrialisation et le développement économique ont atteint un niveau tel que l’on peut considérer que nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique baptisée « anthropocène ». Voir aussi la présentation de la collection « anthropocène » sur le site du Seuil, http://www.seuil.com/page-collection-anthropocene.htm., et d’une Introduction à l’histoire environnementale rédigée par Jean-Baptiste Fressoz, Frédéric Graber, Fabien Locher et Grégory QuénetFRESSOZ Jean-Baptiste, GRABER Frédéric, LOCHER Fabien, QUENET Grégory, Introduction à l’histoire environnementale, Paris, La Découverte, « Repères », 2014, 125 pages. Présentation sur le site de l’éditeur : [http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Introduction_a_l_histoire_environnementale-9782707165756.html->http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Introduction_a_l_histoire_environnementale-9782707165756.html]. On peut se référer, enfin, à la parution en 2013 d’une relecture de l’histoire des Trente Glorieuses à travers le prisme de la question environnementale dont Laurent Gayme a rendu compte pour la cliothèquehttp://clio-cr.clionautes.org/une-autre-histoire-des-trente-glorieuses-modernisation-contestations-et-pollutions-dans-la-france-d-apres-guerre.html#.VKLPjP8HYMA ; PESSIS Céline, TOPÇU Sezin, BONNEUIL Christophe (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, 320 pages.. Ces publications et d’autres permettent au lecteur francophone de prendre connaissance de travaux publiés en anglais, depuis les années 1970, au Royaume-Uni et surtout aux Etats-Unis. Elles sont aussi nourries par les recherches menées depuis quelques années par des historiens français.
C’est dans ce contexte historiographique que doit être resituée la publication de ce numéro spécial du Mouvement social, entièrement consacré à « l’émergence du risque industriel », sous la direction de Thomas Le Roux. Celui-ci, qui a soutenu une thèse sur la question de la pollution à Paris entre 1770 et 1830, autrement dit à l’époque de la première industrialisation[http://grhen.ehess.fr/index.php?312->http://grhen.ehess.fr/index.php?312], explique dans une note de bas de page, placée à la fin de son éditorial (p. 19), que les articles publiés par Le Mouvement social sont le fruit de recherches menées par le Groupe de recherche en histoire environnementale fondé en 2008 au sein du Centre de recherches historiques de l’EHESS[http://grhen.ehess.fr/index.php->http://grhen.ehess.fr/index.php].
Thomas Le Roux rappelle qu’il existe des travaux d’historiens sur les risques et les catastrophes, deux sujets à la fois liés et distincts. Cependant, selon lui, peu de chercheurs se sont intéressés à la question du risque industriel à proprement parler, en particulier pour les périodes antérieures au XXe siècle. Les auteurs des différents articles de ce numéro du Mouvement social se sont donc concentrés sur la période allant des débuts de l’industrialisation, au XVIIIe siècle, à 1900 afin de défricher un champ historiographique relativement vierge. Le choix des territoires retenus, la France et la Grande-Bretagne, se comprend facilement au vu du sujet étudié dans la mesure où ces deux pays furent parmi les « foyer les plus dynamiques de l’industrialisation » (p. 8). On peut même considérer que la Grande-Bretagne a été le théâtre du premier accident industriel :
« Si l’on veut dater l’émergence du risque industriel, il faut sans doute remonter aux années 1660. Marquées par la première grande explosion industrielle de l’histoire, celle de la poudrerie de Delft, en 1654, ainsi que par le Great Fire de Londres en 1666, qui se déclenche dans le four d’un boulanger et a d’énormes conséquences sur la gestion du risque, ce sont aussi des années de réforme administrative, tant en France qu’en Grande-Bretagne, et elles voient enfin la création parallèle de l’académie des sciences de Paris et de la Royal Society à Londres, tout comme la naissance de l’économie politique. » (p. 7-8).
Les articles réunis dans ce numéro Mouvement social contribuent donc à montrer que la question du risque a été posée dès les débuts de l’industrialisation  : « L’avènement de l’industrialisation s’est accompagné dès ses premières heures d’interrogations sur son bien-fondé, de débats intenses et de réponses aux risques qu’elle faisait peser sur la société. » (p. 6). Ce faisant, les auteurs entendent remettre en cause et discuter les thèses développées par Ulrich Beck dans La société du risqueBECK Ulrich, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1987), Paris, Aubier, 2001, 521 pages. On peut lire en ligne une présentation de cet ouvrage, qui a fait date, rédigé en 2002 par Claude Dubar pour la Revue française des affaires sociales : http://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2002-2-page-211.htm..

Les formes du risque industriel

A travers les études de cas réunis dans ce numéro du Mouvement social et l’éditorial de Thomas Le Roux, on peut se faire une idée, tout d’abord, des différentes formes que prend le risque industriel aux XVIIIe et XIXe siècles en France et en Grande-BretagneLe sommaire et l’éditorial sont disponibles sur le site de la revue, http://www.lemouvementsocial.net/, et sur le site CAIRN, http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2014-4.htm.. Dans l’industrie à proprement parler, il s’agit principalement des risques d’incendie et d’explosion, les deux pouvant naturellement être liés. Le premier est abordé par Liliane Hilaire-Pérez et Marie Thébaud-Sorger dans un article intitulé « Risque d’incendie en milieu urbain et « industrious revolution » : le cas de Londres dans le dernier tiers du XVIIIe siècle » (p. 21-39), par François Jarrige et Bénédicte Reynaud dans « Les usines en feu. L’industrialisation au risque des incendies dans le textile (France, 1830-1870) » (p. 141-162) et par Niels Van Manen dans « Les plans d’assurance incendie de Goad : cartographie des risques d’incendie et normalisation des risques industriels (1885-1903) » (p. 162-185). Le second est traité par Claire Barillé, Thomas Le Roux et Marie Thébaud-Sorger qui évoquent « le plus grave industriel de l’histoire de France », à savoir l’explosion de la poudrerie de Paris qui a entraîné la mort d’environ 1 600 personnes le 31 août 1794, dans une contribution intitulée : « Grenelle 1794 : secourir, indemniser et soigner les victimes d’une catastrophe industrielle à l’heure révolutionnaire. » (p. 41-71). Il est aussi présent dans la contribution de Jean-Baptiste Fressoz sur « L’émergence de la norme technique de sécurité en France vers 1820 » (p. 73-89) puisque celle-ci est liée à l’apparition du risque d’explosion des machines à vapeur ou des gazomètres en milieu urbain. Les risques provoqués par l’exploitation minière sont par ailleurs évoqués par Jean-Philippe Passaqui à propos des mines bourguignonnes dans « Connaître, comprendre et combattre les risques dans les mines de combustibles minéraux (bassin de Bourgogne-Nivernais, 2e moitié du XIXe siècle) » (p. 115-139).

Société, Etat et risque industriel

En simplifiant peut-être à l’excès le propos des auteurs, en particulier celui de Thomas Le Roux dans son éditorial, et en laissant de côté certains apports de leurs riches contributions, on peut tirer les conclusions suivantes de la lecture de ce numéro spécial du Mouvement social. La société, en France comme en Grande-Bretagne, ou au moins une partie de la société, parfaitement consciente du risque inhérent à l’industrialisation, que ce soit en termes de pollution, d’explosion, d’incendie ou de nuisances diverses, lui a opposé diverses formes de résistance, usant notamment de l’arme judiciaire. L’Etat, pour soutenir l’industrialisation, a créé un cadre réglementaire et législatif permettant de dépénaliser le risque industriel. En France, ce cadre repose sur une loi de 1810 sur les industries polluantes, élargie aux industries dangereuses en 1825, que vient dans une certaine mesure prolonger, selon Thomas Le Roux, la loi de 1898 sur les accidents du travail :
« On peut s’interroger sur ce grand mouvement de sécurisation de l’industrie dangereuse par la technique et le droit. Osons, pour le cas français, un parallèle entre la loi de 1810 sur les industries polluantes (et dangereuses en 1825) et celle de 1898 sur les accidents du travail. La première soumet les usines et ateliers incommodes ou susceptibles d’être contraires à la santé publique à une autorisation administrative moyennant un contrôle préventif. Dans le cas des établissements présentant un risque sanitaire, l’autorisation est donnée par un arrêt du Conseil d’État, qui ne peut être remis en cause par la justice, puisque les dangers ont été examinés en amont par l’administration publique. La loi de 1810 aboutit donc à un régime d’exception inédit pour les industriels, régime juridique qui transfère d’éventuels faits pouvant être considérés comme délictueux ou criminels vers une jurisprudence purement administrative. Un régime d’exception que le conseiller d’État Héron de Villefosse justifie, en 1824, en plein débat sur les explosions des machines à vapeur et du gaz d’éclairage, par le souci de permettre aux industriels de continuer leur activité. De ce fait, à partir de 1810, la justice ne peut plus qu’être saisie au civil afin de juger des éventuels dommages et intérêts. À vrai dire, l’article 471 du code pénal aurait pu permettre de poursuivre des industriels au pénal, mais les juges, s’abritant derrière le décret de 1810, n’ont jamais utilisé cette possibilité. Finalement, les nombreux recours de personnes résidant à proximité d’établissements de ce type se sont limités à des compensations financières, soit ordonnées par la justice civile, soit, plus souvent, par des transactions négociées de gré à gré avec les industriels. La loi de 1898 aboutit à un résultat similaire sur le fond. Si elle reconnaît la responsabilité des entrepreneurs quant à la sécurité de leurs employés et les oblige ainsi à en compenser les manquements en cas d’accident, elle les soustrait aux poursuites pénales qui n’avaient cessé de les inquiéter au cours des décennies précédentes. » (p. 18).
Dans son article sur « L’émergence de la norme technique de sécurité en France vers 1820 » (p. 73-89) qui, d’une certaine façon, prolonge son livre intitulé L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque industrielFRESSOZ Jean-Baptiste, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, « L’Univers Historique », 2012, 320 pages., objet par ailleurs d’une note de lecture de Guillaume Carnino dans ce même numéro du Mouvement social, Jean-Baptiste Fressoz montre bien que l’établissement de normes de fabrication pour les machines à vapeur et les gazogènes répond à la fois à des impératifs de sécurité et à la volonté de dégager les patrons de toute responsabilité pénale en cas d’accident.
Parallèlement à ce processus de dépénalisation et d’encadrement par l’Etat du risque industriel, se développe ce que Thomas Le Roux appelle une « financiarisation du risque » avec la naissance et l’essor des compagnies d’assurances. Plusieurs contributions portent totalement ou en partie sur ce sujet, jusque-là quelque peu négligé par les historiens : « Ce numéro redonne aux dispositifs d’assurance privée un rôle trop souvent minoré par l’historiographie du risque, notamment en France où l’action publique est en général valorisée. » (p. 9). François Jarrige et Bénédicte Reynaud mettent par exemple en évidence un mouvement de généralisation de l’assurance des entreprises contre les incendies dans le secteur textile.

Le risque industriel et l’enseignement de l’histoire-géographie

Dans l’enseignement secondaire, la question des risques industriels ou technologiques est principalement présente dans les programmes et les cours de géographie. Les contributions réunies dans ce numéro du Mouvement social montrent qu’elle pourrait tout aussi bien être développée dans les leçons d’histoire. On ne devrait plus traiter de l’industrialisation sans l’évoquer systématiquement et mettre en valeur, plus généralement, l’impact environnemental de l’essor de la production industrielle depuis le XVIIIe siècle. Cela permettrait sans doute de tordre le coup, avec les historiens de l’environnement, à une idée reçue : les dommages environnementaux de l’industrialisation n’ont pas été découverts à partir des années 1970. Ils ont été perçus dès l’origine et acceptés par les sociétés, ou imposés à celles-ci, dans le cadre de processus historiques auxquels il convient de s’intéresser :
« Les contributions réunies ici offrent donc des pistes d’interprétation pour caractériser l’émergence du risque industriel dans les pays de la première industrialisation. Elles ne sauraient prétendre en épuiser tous les aspects. […] À ce stade, pourtant, il est possible d’analyser cette émergence du risque comme celle d’une acclimatation progressive quoique contestée du risque industriel dans nos sociétés. Trois phénomènes sociaux y concourent : la financiarisation du risque, via l’emprise croissante de l’assurance, sa dépénalisation grâce à des dispositifs administratifs et techniques, enfin son acculturation qui passe par une politique de soutien à l’industrialisation. Dans un régime de libéralisme et de compétition internationale, le rythme de l’entrepreneur reste moteur et l’action publique a consisté à accompagner cette transformation. » (p. 19-20).