L’homme comanche est entré dans l’Histoire

Ce beau livre s’apprécie d’autant plus que les sources apparaissent en bas de page et non en fin de volume. Il est d’une grande densité et sa lecture est facilitée par plusieurs cartes. Il nourrira utilement la réflexion historique des enseignants du secondaire et du primaire sur l’élargissement du monde et l’approche géographique de la gestion des ressources terrestres.

Une puissance commerciale et politique majeure au sud des Grandes plaines

Venus du Grand bassin et apparentés à la famille uto-aztèque, les Comanches migrent vers le sud-est et se séparent des Shoshones au XVIIe siècle. Ils sont nommés « Comanches » par les Utes (ancêtres éponymes de l’Utah) qui leur enseignent l’usage du cheval. Signalés en 1706 dans l’espace des Grandes plaines, ils passent à une économie combinant chasse au bison, pastoralisme, vol et commerce de chevaux. Au milieu du XVIIIe, la Comancheria abrite d’immenses troupeaux et domine peu à peu le commerce entre colonies espagnoles et marchands anglo-américains. Les Comanches vendent des chevaux, réputés d’excellente qualité, des esclaves d’origines diverses ou des armes modernes venues d’Angleterre. Ils n’hésitent pas à chasser des Apaches pour leurs scalps lorsque… la lutte anti-comanche prévoit une prime aux scalps. Le commerce finance la ressource glucidique que leurs activités ne produisent pas. Les foires comanches constituent des pôles essentiels des circulations culturelles et commerciales du Sud-Ouest tandis que la violence de leurs raids sème la terreur pendant tout le XVIIIe siècle et de nouveau au XIXe.

L’homme comanche est entré dans l’Histoire

Il n’y eut pas d’empire comanche au sens conventionnel, avec capitale, administration centralisée ou monuments mais, au XVIIIe et au début du XIXe siècle la puissance politique comanche est un fait indéniable ignoré des cartes, qui restent le langage et le pouvoir du vainqueur. Le regard classique nous fait appréhender les sociétés coloniales en vertu d’un rapport à sens unique entre un impérialisme central et des sociétés réputées périphériques et plus ou moins dépourvues de marge d’action (agency). Dans le cas américain, le paradigme de Turner regarde les Amérindiens comme des obstacles à l’avancée de la Frontière, perçue comme le produit téléologique d’une destinée manifeste. La perspective adoptée par Pekka Hämäläinen se situe évidemment à des années-lumières. Elle a derrière elle plusieurs décennies de New Indian History et s’insère dans une pratique de plus en plus courante de décentrement du regardCf. la récente étude de l’arrivée des Néerlandais à Java : Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècles), Le Seuil, 2011.. Rappelons cependant que le chef ponca Luther-Ours Debout (Standing Bear) expliquait dès la fin du XIXe que ses semblables ne regardaient pas les plaines et les animaux comme sauvages (to us, it was tamed). Plus d’un siècle plus tard, Hämäläinen écrit donc l’histoire d’une puissance commerciale et politique majeure de ce qui est aujourd’hui le Sud-Ouest étasunien. S’agissant de la traduction française, on nuancera un peu l’avis radiophonique et enthousiaste d’un brillant historien. Satisfaisant à 90 %, le texte trahit tout de même le décalage entre langue des linguistes et vocabulaire spécifique des historiensPour étayer la remarque et sans accabler l’énorme travail d’un traducteur qui ne nuit jamais au sens général de l’ouvrage, on citera en exemple le choix de « générer » (plutôt qu’engendrer) ; « vaccum politique » au lieu de « vide politique », « adolescents mâles » au lieu de « jeunes hommes » (compte tenu des présupposés de la notion d’adolescent) ; « unioniste » plutôt que « nordiste » (plus familier en français) ; « surexploitation des herbages » (sur-pâturage eût convenu), « latitudinale » dont l’emploi ambigu laisse ici penser qu’on évoque un phénomène longitudinal (ou zonal), « Ice age » traduit par « Petit âge de glace » plutôt que par « Petit âge glaciaire » ; « colonialism », polysémique en anglais alors que « colonialisme », d’un usage plus polémique en français, renvoie davantage aux débats de la décolonisation (un historien francophone évoquerait plus volontiers « l’idée », le « pouvoir » ou le « système colonial ») ; « industrie de l’élevage » traduit improprement le terme « industry » renvoyant en anglais à toute activité économique même sans processus de transformation de matière première (l’acception française d’industrie renvoie en fait à « manufacturing industry »). Quant au terme Panhandle, souvent utilisé pour l’Amérique du Nord, il peut être remplacé en français de multiples manières : « pointe de », « appendice de », « corridor », etc..

Au nord du Mexique, l’impérialisme américain, héritier de l’impérialisme comanche

Plutôt qu’un découpage en périodes espagnole, mexicaine puis étasunienne, l’auteur choisit une approche par les territoires de la diplomatie comanche. L’irruption de la violence comanche repousse au sud et à l’ouest des Apaches en voie de sédentarisation via la culture du maïs. Ne pouvant mettre fin aux raids sur le Nouveau-Mexique, les autorités espagnoles puis mexicaines sont contraintes de prévoir une ligne budgétaire dédiée aux cadeaux rituels, préalables à un partenariat commercial et à une intégration à un système de parenté fictive avec les Comanches. Après des décennies de destructions au Nouveau-Mexique, la paix des années 1780 permet d’y acheter des esclaves en provenance du Texas en disloquant ainsi l’intérêt théoriquement commun de deux colonies espagnoles. La réduction drastique des moyens budgétaires après l’indépendance du Mexique explique la reprise générale des raids comanches au début du XIXe. Le pouvoir comanche pèse dans la destruction des liens politiques et commerciaux entre le Mexique et ses périphéries septentrionales. L’incapacité mexicaine à soutenir une population éprouvée par des raids destructeurs constitue l’un des facteurs explicatifs de la rébellion du Texas contre Mexico. La conquête étasunienne n’est donc pas seulement le produit du génie étasunien ou texan : elle est également préparée par l’hégémon comanche, à l’origine d’un vide politique au Nord du Mexique. L’auteur y voit une explication à la difficulté de construire au Texas une économie autre que celle des grands élevages.

« Pratiquement tout le monde pouvait devenir comanche »

L’idée d’une réduction en esclavage par de cruels sauvages constitue l’une des images de l’horreur comanche pour les populations soumises à leur imperium. Bien que n’ayant jamais voulu procéder à la destruction complète de territoires réduits à leur servir de réservoirs, les Comanches massacrent, enlèvent, torturent et mutilent dans le cadre d’une vengeance rituelle. Ils adoptent aussi des prisonniers compte tenu de leurs besoins en main d’œuvre, des dégâts de la variole ou du choléra et des pertes de guerre. Leurs captifs ne sont pas toujours vendus. Ils peuvent aussi s’insérer dans le système social comanche, y posséder des chevaux et même devenir guerrier et contracter mariage. Cette ethnicité ouverte permet à des captifs d’atteindre dans la Comancheria un statut social plus élevé que dans le système mexicain ou texan, ce qui complique les opérations d’échanges de prisonniers. Cette histoire témoigne à la fois de l’intensité des métissages dans le Sud-Ouest américain et de leurs poids actuel sur les questions identitaires.

« Je connais chaque rivière et chaque forêt entre le Rio Grande et l’Arkansas »

La réponse étonnée du chef Paruasemena en 1867 à l’injonction de gagner les réserves fait suite à la défaite des Comanches, vaincus avant tout par un système qui cesse d’être viable avec la fin du Petit âge glaciaire, visiblement plus généreux avec les économies pastorales des Grandes plaines qu’avec les agricultures européennes. Au milieu du XIXe, une succession de sécheresses obère les ressources en eau et en pâtures nécessaires à une économie que ses gigantesques troupeaux de chevaux rendent gourmande en ressources. La pression démographique sur l’espace s’accentue avec la relégation d’autres populations dans le Territoire indien (actuelle Oklahoma) et la poussée étasunienne au sud et à l’est. Capables de s’adapter au début du XVIIIe, les Comanches perdent pied en s’accrochant à une croyance religieuse sur l’origine surnaturelle des bisons réputés renouvelables à l’infini.

Élargissement du monde et gestion des ressources terrestres

Ce beau livre s’apprécie d’autant plus que les sources apparaissent en bas de page et non en fin de volume. Il est d’une grande densité et sa lecture est facilitée par plusieurs cartes. Il nourrira utilement la réflexion historique des enseignants du secondaire et du primaire sur l’élargissement du monde et l’approche géographique de la gestion des ressources terrestres.

Dominique Chathuant © Clionautes