Martin Aurell est professeur d’histoire médiévale à l’université de Poitiers, historien de la noblesse médiévale. Il livre ici une histoire fouillée de la construction et de la décomposition de l’empire anglo-angevin des Plantagenêt, d’Henri II à Jean sans Terre, de la composition de l’empire par alliances et héritages à partir de 1151/1154 jusqu’à sa quasi-expulsion du continent (sauf Gascogne) entre 1204 et 1224. L’histoire de cet empire puissant et éphémère (1154-1204), constitué par mariages (comme celui d’Aliénor d’Aquitaine et Henri II) et héritages successifs, passe par une étude sociologique et prosopographique fouillée de la cour des Plantagenêt. L’introduction fait très clairement le point sur les étapes de l’historiographie anglaise et française sur le sujet depuis le XIX° siècle.
Martin Aurell a pour volonté d’inscrire son travail dans une « histoire politique renouvelée, où l’événementiel s’efface devant l’analyse des pouvoirs, où l’institutionnel est remplacé par la prosopographie et par l’étude des gouvernants, des groupes de pression et de leurs réseaux de clientèle, et où l’histoire des idées se prolonge dans la connaissance des symboles et de l’imaginaire politique » (p.18-19), pour faire l’histoire « du politique ». Il se place dans la lignée du Marc Bloch des Rois thaumaturges (même s’il n’aborde les conséquences politiques du toucher des écrouelles que rapidement, pp. 126-127), et de John Jolliffe (Angevin Kingship, 1955) qui s’interroge sur la nature du pouvoir plantagenêt, ni absolutiste ni légaliste dans les faits. Aurell place le thème du pouvoir au cœur de sa description de l’empire Plantagenêt.
Une première partie décrit de manière assez classique les modalités du gouvernement de l’empire par une étude prosopographique de la cour, des liens entre la place croissante des lettrés issus des studia de France du nord, qui permettent au gouvernement plantagenêt d’être structuré, et les ambitions régionales des noblesses, qui s’appuient sur les puînés du roi pour étendre leur influence au dépend du gouvernement central. Ces foyers de révolte impliquent la nécessité de fréquents déplacements royaux dans toutes les régions du territoire, continental comme insulaire, provoquant craintes et frustrations, interrogeant sur la place de la vassalité et des liens de parenté, la place de la violence nobiliaire entre membres de la famille. Leurs querelles fratricides en font les « Atrides du XII° siècle » (p.45). Sont ensuite expliquées les expressions idéologiques de ce gouvernement, avec l’aide des méthodes de l’anthropologie historique comme le font Jean-Claude Schmitt ou Alain Boureau : les modalités de la propagande, les expressions véhiculées par le sacre, l’utilisation des légendes et « manipulations de la mémoire » comme le rattachement de la dynastie au roi Arthur grâce à l’invention de sa dépouille à l’abbaye royale de Glastonbury en 1189 (alors que les Capétiens se rattachaient à Charlemagne).
Une seconde partie s’attache aux remises en question du pouvoir royal plantagenêt : les attitudes de la noblesse face aux récompenses, la solidité ou non des attaches vassaliques, le cas particulier des territoires continentaux comme l’Aquitaine, l’Anjou et la Bretagne, « à la docilité incertaine » (p. 216), l’utilisation des légendes par toutes les parties pour conforter ou mettre à mal les légitimités. L’exemple de Guillaume le Maréchal est utilisé comme contre-exemple, à la suite de Georges Duby, pour exprimer l’idéal d’une noblesse frondeuse tempérée par les codes chevaleresques christianisés, mais dont l’application tarde à se mettre en place.
L’étude du cas Thomas Becket fait l’objet d’une étude longue, précise et neuve dans l’historiographie par son attachement à la remise en question des sources qui ont forgé l’image du saint prélat. Le meurtre, le 29 décembre 1170, dans sa cathédrale de Cantorbéry, de l’ancien chancelier du roi, qui contestait la volonté d’Henri II de restreindre les compétences juridiques de l’Eglise au profit des tribunaux royaux (constitutions de Clarendon, 1164) est le moment culminant d’une forte tension entre les Plantagenêt et l’Eglise. Cet événement est replacé dans son contexte international de construction des Etats centralisés, de mise à l’écart progressive des tribunaux ecclésiastiques au profit des juridictions profanes, et dans son contexte particulier de lutte entre Henri II et son ancien chancelier exilé en France, devenu légat du pape pour l’Angleterre, excommuniant les clercs et laïcs qui approuvent les actes du roi contre les libertés ecclésiastiques. Déclaré saint en 1172, ses reliques font l’objet d’une pèlerinage très prisé, au même titre que « Rome, Jérusalem ou Saint-Jacques [de Compostelle] » (p.240), jusqu’à la destruction de son tombeau par Henri VIII. Martin Aurell développe les sources qui dès l’époque forgent l’imaginaire de cette lutte entre potestas de l’Eglise et construction de l’auctoritas royale, par une étude prosopographique des prélats dont les écrits constituent ces sources, et une relecture des discours politiques royaux et ecclésiastiques autour du meurtre et du martyre de Thomas Becket.
On peut regretter que le plan très thématique suscite des difficultés dans la compréhension de la chronologie générale, même si celle-ci est très clairement expliquée en introduction. On peut regretter également que la période de la fin de l’empire soit un peu escamotée, et que l’imaginaire lié aux Plantagenêt jusqu’à aujourd’hui n’ait pas été étudié. Mais ce n’était pas l’objet direct de cette étude.
L’utilisation de cet ouvrage par les professeurs du secondaire ouvre de multiples possibilités. Des exemples sont utilisables pour les cours de 5° sur la féodalité, ou en 2° dans le cours sur la Méditerranée au XII° siècle : le système vassalique, les liens familiaux, auctoritas et podestas, la description et les conséquences des hommages, la violence nobiliaire. Plus quelques personnages emblématiques : Guillaume le Maréchal, Richard Cœur de Lion, Aliénor d’Aquitaine, Jean sans Terre. On terminera en insistant sur un petit bonheur de lecture : cette étude est menée de manière dynamique, d’une écriture fluide, aérée, littéraire : enfin un auteur qui sait écrire, ce qui se fait rare chez les historiens depuis Duby.
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