Si le confinement du printemps dernier aura eu un bienfait, c’est de permettre à certains d’entre nous de transformer le temps du trajet domicile-travail parfois trop long en un temps de lecture bien plus reposant et stimulant. C’est ainsi que j’ai enfin pu m’atteler à un projet que je repoussais faute de temps : la lecture des 2000 pages de Guerre et Paix de Léon Tolstoï. Si le caractère monumental de l’œuvre peut effrayer, les lecteurs de Tolstoï connaissent la fluidité de sa lecture et l’addiction que provoquent ses intrigues.
Ainsi la parution du roman graphique Léon & Sofia Tolstoï d’Henrik Rehr et Chantal Van den Heuvel permet un regard différent sur l’œuvre de l’Homère de la Russie en mettant en parallèle la rédaction d’œuvres liée à son cheminement intellectuel personnel.
L’originalité du propos est de ne pas proposer une biographie de Léon Tostoï seul mais de centrer le propos sur la relation plus que tumultueuse avec sa femme Sofia. Plus que le récit de la vie de l’auteur il s’agit du récit d’une histoire d’amour, de 48 ans de mariage avec ses grandes envolées et désillusions.
Le choix narratif est celui de faire raconter par Léon Tolstoï lui-même le déroulé de sa vie et le regard sur sa relation avec son épouse, au cours de son dernier voyage après l’ultime dispute avec cette dernière.
S’en suivent des allers-retours entre le passé et le présent, mis en lumière par l’utilisation de nuances de gris ou d’ocres en fonction des époques du récit. Les dessins d’Henrik Rehr, dessinateur danois, permettent d’apprécier les paysages russes du Caucase et les campagnes moscovites. Il sait aussi mettre en avant les émotions non transmissibles par la parole des protagonistes, les silences étant souvent plus éloquents que de longs discours.
Le récit évoque la jeunesse de Léon Tolstoï et met en avant ses failles et blessures qui ne cesseront de le hanter durant le reste de sa vie et qu’il tentera d’exorciser dans ses écrits. Si les premières années de mariage avec Sofia sont celles d’un bonheur conjugué à la rédaction de ces plus grands succès, l’évolution personnelle de Léon creuse un fossé à terme infranchissable entre les deux époux. Ces visions divergentes sur ce qu’est un couple et le mariage peut évidemment faire résonance à des thématiques actuelles.
Alors que Léon se permet de réfléchir sur le sens de son existence et n’hésite pas, en accord avec ses convictions nouvelles, à déshériter sa famille des droits d’auteur au profit du peuple russe, Sofia ne cesse de lui rappeler que la gestion quotidienne de la famille et du domaine repose sur elle en intégralité.
Elle n’hésite pas à le mettre face à ses paradoxes. Il souhaite vivre dans le dénuement tel les paysans de son domaine mais ses tenues, aussi modestes soient-elles, sont cousues par sa femme et entretenues par ses domestiques. Si Léon lui reproche son amour du luxe et des plaisirs moscovites, elle lui rappelle qu’il ne peut imposer son mode de vie d’ascète à ses enfants qui ont besoin d’être intégrés à la société russe et qu’il s’agit d’une juste rétribution face à son investissement dans une famille qu’elle semble être la seule à supporter le poids. Bref on est à la limite du débat actuel sur la charge mentale au sein du couple et des familles.
A Léon le temps des grandes réflexions, le tournant vers une remise en cause de la place de l’Église, la promotion de la non-violence et le végétarisme, à Sofia la course effrénée de la gestion quotidienne. Un sentiment d’ingratitude partagé pour des causes différentes, tout comme reste partagé leur passion qui leur aura permis de vivre tant d’années jusqu’à l’ultime dispute présentée au début du roman.
Chantal Van den Heuvel, passionnée par les écrits de Léon Tolstoï, nous offre ainsi une épopée romanesque, entre écriture de chefs d’œuvre et drame personnel.
L’empathie envers les deux protagonistes est totale. Si l’on souhaite comprendre les écrits de Léon et surtout leur évolution, on ne peut faire l’impasse sur cette relation si inspirante. Son épouse n’est plus seulement la femme derrière le grand homme, elle est son égale, sa muse, sa partenaire, celle qui sait dire ce qui fait mal mais qui doit être dit.
Les références aux œuvres de Léon Tolstoï seront évidentes pour ses lecteurs et créeront sans doute de la curiosité pour ceux qui n’ont pas encore sauté le pas. Après la lecture de Léon & Sofia, vous n’aurez plus d’excuse !