Clarifier les mots
De quoi parle-t-on quand on utilise le vocabulaire de la Shoah ? Qui parle et d’où ?
Les deux auteurs, Tal Bruttmann, historien, spécialiste des politiques antisémites en France durant la Seconde Guerre Mondiale (« La logique des bourreaux », « Auschwitz ») et Christophe Tarricone, professeur agrégé et formateur au Mémorial de la Shoah font le pari de clarifier les usages de mots censés rendre imparfaitement compte de ce moment historique que Claude Lanzmann a qualifié d’indicible, entreprise ô combien difficile, puisque les premiers vocables ont d’abord été ceux des bourreaux, telles les nombreuses « Aktion », la « Solution finale (du problème juif) »… la tristement célèbre LTI (« Lingua Tertii Imperii » ou « langue du IIIe Reich) qu’avait si bien caractérisé en son temps Viktor Klemperer.
Clarifier, c’est aussi faire oeuvre pédagogique, le pari étant de rendre intelligible aux médias et aux enseignants chargés de mettre en oeuvre les programmes Sur la nécessité de former correctement les enseignants à la Shoah : http://www.letudiant.fr/educpros/entretiens/tal-bruttmann-il-faut-mieux-former-les-enseignants-a-la-shoah.html l’usage de mots comme « Centre de mise à mort » au lieu de « Camp d’extermination » dont les deux termes sont en réalité un oxymore : comment qualifier de « camp » un lieu comme Treblinka dans lequel les survivants du ghetto de Varsovie étaient mis à mort quelques heures au maximum après leur arrivée ?
Sait-on qu’Auschwitz, avec ses chambres à gaz et ses fours crématoires comme symboles de l’extermination des Juifs européens, est une exception parmi ces centres de mise à mort par le nombre de survivants qui ont d’abord échappé par la sélection à la mort immédiate ? Que les deux-tiers des assassinés ne l’ont pas été dans les chambres à gaz et les crématoires, que Ponar, à quelques kilomètres de Vilnius, un ancien dépôt d’essence de l’Armée Rouge et Babi Yar furent eux aussi non seulement des lieux des pires massacres des populations juives de l’URSS, mais aussi des centres de mise à mort ?
Ce souci de clarification conduit les auteurs à écarter « La Shoah par balles » que l’on s’attendrait tout naturellement à voir figurer dans ce corpus : malgré sa popularité actuelle – due aux travaux remarquables du père Dubois à l’Est après l’ouverture du Mur – ceux-ci rappellent qu’elle fut un moyen certes central, mais qu’elle ne fut nullement le seul techniquement employé. Comme le rappelle Tal Bruttmann Interview de Tal Bruttmann par Annette Wieviorka sur RCJ à propos du livre : https://m.youtube.com/watch?v=iEV0sjyNXwQ, « l’intention des nazis n’était pas de gazer les Juifs, mais de les assassiner ».
Centre et périphéries de l’archipel
Ces « 100 mots de la Shoah » vont de fait au-delà d’une intention seulement lexicale, en rassemblant tel un puzzle géant ce que fut la Shoah dans ses racines, son intention, ses aspects multiples, et son but central dans la politique d’Hitler et des nazis. C’est d’ailleurs par ce mot que les auteurs font entorse au principe du dictionnaire, sorte de primus inter pares parmi six autres, tel un motif musical central qui serait rejoué par bribes tout au long de l’ouvrage. Ainsi, de tous les vocables qui furent ou sont toujours employés pour désigner l’événement – « Extermination », « Génocide », « Holocauste », « Hurbn », « Shoah », « Solution finale », « Destruction des Juifs d’Europe », c’est « Shoah » qui est devenu l’épicentre d’un « archipel », que les auteurs auront chercher à cartographier et à rendre intelligible, et dont les marches ou îles périphériques seraient encore des contrées obscures que la recherche récente s’est donnée pour but d’éclaircir Peut-on parler ici d’une école française, tant les études récentes apportant des éclairages sur des zones peu ou pas étudiées jusqu’ici fleurissent ? On pensera entre autres à Fabrice d’Almeida (« Ressources inhumaines »), Johann Chapoutot (« La loi du sang »), Christian Ingrao (« Les chasseurs noirs »)….
Car il est somme toute cohérent que « Shoah »serve in fine de mot-titre à l’ouvrage :
« Extermination » comme « Solution finale » sont écartés car ils renvoient l’un et l’autre aux bourreaux, que ce soit par l’intention prophylactique chère aux hygiénistes nazis ou aux dénominations volontairement vagues dont les hauts fonctionnaires nazis usaient dans leurs notes administratives.
« Génocide », terme forgé par le juriste Raphaël Lemkin dès 1944 à la suite de ses travaux sur les 1ers témoignages du sort des Juifs d’Europe, pose problème par sa complexité : outre le fait qu’il ne fut pas utilisé à Nuremberg pour qualifier l’un des quatre actes d’accusation, puis édulcoré sous la pression des Soviétiques pour la Convention pour la répression et la prévention du crime de génocide que l’ONU adopte en 1948, son usage s’est beaucoup trop étendu (y compris aux animaux et aux paysages, voire aux monuments récemment) pour rendre compte de la spécificité de l’événement.
On redécouvrira par contre l’oublié « Hurbn », mot yiddish venu de la langue hébraïque ancienne pour évoquer les deux destructions du Temple, qui avait été employé par les Juifs des ghettos polonais pour désigner ce qu’ils étaient en train de subir et qui sera utilisé dans les premières études d’après-guerre, pour tomber en désuétude – à l’instar de la disparition de sa langue et de ses locuteurs, mais que Raul Hilberg aurait repris pour son titre : « La destruction des Juifs d’Europe ». Ce dernier mot ferme d’ailleurs cette première liste en rompant avec l’ordre alphabétique retenu pour les six autres ; un hommage implicite à cet ouvrage fondateur, comme à celui de « Shoah » de Claude Lanzmann ? Le lecteur avisé jugera..
Le choix éditorial laissera inévitablement de côté des mots qui auraient pu figurer dans ce petit ouvrage : « Marches de la mort » par exemple, comme dernier avatar meurtrier de la Shoah avant l’anéantissement du régime nazi par les Alliés. Mais en attendant d’éventuelles mises à jour avec de nouvelles entrées – et donc des sorties – au gré des recherches à venir, cet opus permettra au lecteur non spécialiste des découvertes comme ce que signifiait « l’opération 1005 » ; qui fut Ilse Tauber, dont l’itinéraire éclaire au grand jour les turpitudes du régime de Vichy ; il fournira au professeur des relectures utiles parce que recontextualisant des questions récurrentes (Pourquoi les Alliés n’ont-ils pas bombardé Auschwitz ?) ou faisant le point sur des débats historiographiques en cours (Quel rôle d’Hitler dans la Shoah ? Quel part les Juifs européens ont-ils pris dans les Résistances ?).
Faire encore et encore oeuvre pédagogique
Le choix du titre et de la logique alphabétique pourront faire écho à un projet éditorial récent, la réalisation d’un dictionnaire de Buchenwald Je me permets de renvoyer à mon compte-rendu de ce dictionnaire dans Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article428 dont on comprend l’interêt tout particulièrement pédagogique, venant de deux auteurs directement impliqués dans la transmission aux jeunes générations de la mémoire de la Shoah et qui insistent sur la qualité de la formation des enseignants ; ces ouvrages peuvent donc s’utiliser comme tels : l’élève comme le professeur, l’amateur comme le spécialiste y trouveront matière à étancher leur curiosité comme leur recherche de l’exactitude.
On pourra aussi apprécier de le lire intégralement sans être forcément discursif : les astérisques invitent aux associations d’idées – on se rapproche ainsi de la lecture par hypertexte mais aussi curieusement de l’ancien apprentissage des langues avec les dictionnaires dans ce Yiddishland, ce « monde englouti » avec lequel les auteurs, tel un Kaddish, mettent un point d’orgue par ce 100ème mot à leur ouvrage.