Journaliste franco-allemande née au début des années 1970, Géraldine Schwarz analyse la relation de sa famille au passé nazi. Mais l’ouvrage, qui a obtenu le Prix du livre européen en 2018, s’inscrit dans un cadre plus vaste. Il s’agit d’une réflexion sur la relation des sociétés européennes avec le nazisme, l’occupation allemande, le génocide des Juifs et les totalitarismes. L’ouvrage est proche des travaux d’ Henry Rousso sur la construction de la mémoire de la guerre. C’est aussi une mise en garde contre la renaissance dans certains Etats européens (la Hongrie, la Pologne, l’Italie) de mouvements identitaires qui cherchent à réhabiliter le fascisme et le nazisme et prônent la xénophobie. Très bien écrit, l’ouvrage est d’une lecture agréable. Il peut être conseillé à nos élèves de Première et de Terminale.

Sans doute le cœur de l’ouvrage est -il le suivant : sans avoir été des nazis fanatiques ou s’être trouvés au cœur de la machine de mort nazie, les grands-parents paternels de l’auteur ont soutenu le régime soit par adhésion idéologique ou sociale, soit par intérêt. Une fois la guerre finie, ils n’ont pas voulu admettre qu’ils avaient adhéré à un régime criminel, d’où le refoulement du passé ou la recomposition de la mémoire. Cet aspect est bien connu. Mais ce que donne à comprendre l’ouvrage, c’est que toutes les mémoires ne se superposent pas. La mémoire des Allemands qui ont adhéré au nazisme s’est construite de manière spécifique. Face au renouveau des partis identitaires, qui souhaiteraient embrigader des populations plus ou moins consentantes, l’auteur plaide pour la connaissance du passé qui rappelle que beaucoup ont été des « accompagnateurs » du nazisme. Elle plaide pour une Europe démocratique .

1 ) La génération des grands-parents : des « Mitlaüfer » du nazisme

La génération des grands-parents de l’auteur est celle des « Miltaüfer » de ceux qui « ont marché avec le courant ». La notion a été créée par les Alliés qui distinguaient plusieurs types d’implication dans le nazisme, dont celle de Mitlaüfer qui, sans être des fanatiques ou des criminels ont à la fois profité du nazisme et soutenu le régime. C’est le cas des grands-parents paternels de l’auteur qui habitaient Mannheim, une ville de 280 000 habitants. Le grand-père de l’auteur était membre du parti nazi, plus par intérêt que par conviction. Sa grand-mère admirait Hitler, sa restauration du nationalisme allemand et sa politique sociale. La persécution antisémite allait montrer l’implication du grand-père de l’auteur dans la politique nazie. Mannheim comptait une communauté juive de 6 000 personnes dont environ la moitié parvint à émigrer. Les persécutions antisémites, l’exclusion, présentes dès 1933, s’accentuèrent à partir de la Nuit de cristal en 1938. Fondé de pouvoir dans une compagnie pétrolière, le grand-père de l’auteur racheta une petite compagnie de vente de produits pétroliers à des entrepreneurs juifs qui cherchaient à émigrer. Sans être particulièrement bas, le prix de vente était très inférieur à ce qu’aurait pu être une transaction commerciale habituelle. De surcroît, les Juifs qui souhaitaient émigrer étaient soumis à la confiscation de la quasi totalité de leurs biens. A partir de 1938, l’émigration juive devint pratiquement impossible, de nombreux Etats refusant d’accueillir des réfugiés. Le sort de la famille Löbmann à laquelle le grand-père de l’auteur racheta la société, fut tragique. Trois enfants parvinrent à quitter l’Allemagne pour Londres dans les « transports d’enfants » (Kinderttransporte) organisés en 1939. Les autres comme les juifs du sud de l’Allemagne, furent expulsés d’Allemagne le 23 octobre 1940 et internés dans les camps français de Gurs et des Milles. Ils ne parvinrent pas à émigrer et furent livrés par les autorités françaises lors des rafles de l’été 1942. Deux enfants figuraient parmi les enfants d’Izieu arrêtés et exterminés en 1944. Seul un adulte, Julius Löbmann, parvint à se cacher pendant la guerre et émigra aux Etats-Unis .

2) Après–guerre

L’après-guerre est marquée par l’amnésie ou la sous estimation de l’ampleur des crimes nazis. A l’échelle familiale, le grand-père de l’auteur chercha à minimiser
l’ampleur de sa compromission avec la politique antisémite nazie lorsque Julius Löbmann demanda une indemnisation de l’entreprise dont le prix avait été sous–évalué. Un compromis, jamais vraiment accepté, par le grand-père de l’auteur, finit par être conclu. A l’échelle nationale, la situation était complexe. La dénazification fut vigoureuse dans les zones soviétique et américaine, et moindre dans les zones britannique et française. De nombreux industriels, comme les dirigeants d’ Ig Farben ou la famille Quandt qui avaient surexploité la main d’œuvre esclave des camps nazis ou les travailleurs forcés (Krupp exploitait jusqu’ à 100 000 travailleurs forcés) furent amnistiés et refusèrent d’indemniser les victimes et de nombreux fonctionnaires furent réintégrés dans l’ administration allemande. En même temps, le chancelier Adenauer (bourgmestre de Cologne en 1933 , il avait refusé d’accueillir Hitler et avait été chassé de la mairie) était conscient que l’ Allemagne devait reconnaître sa responsabilité dans les crimes du nazisme si elle voulait être réintégrée sur la scène internationale. Il reconnut
la responsabilité de l’Allemagne dans l’occupation de l’Europe occidentale et dans l’extermination des Juifs et mena une politique de réparations matérielles vis à vis des Etats d’ Europe occidentale, mais aussi vis à vis des Juifs exterminés et de leurs descendants et conclut un accord de réparations avec Israël. Mais en même temps le déni dominait dans la société allemande : le nazisme n’était guère évoqué et de nombreux Allemands se percevaient comme des victimes. On valorisait les soldats de la Wehrmacht ou Rommel. Inversement, les auteurs des complots contre Hitler étaient considérés comme des traîtres. Seules quelques individualités cherchaient à confronter l’Allemagne à son passé, comme le Procureur Fritz Bauer qui parvint à faire juger des membres de Einsatzgruppen et qui permit aux services secrets israéliens de s’emparer d’Eichmann, l’Allemagne ne souhaitant pas vraiment le juger. Le procès Eichmann tout comme le procès, en Allemagne de gardiens du camp d’ Auschwitz, eurent un grand retentissement en Allemagne. Les années 1960 marquent une rupture. La génération née pendant ( le père de l’auteur est né en 1943) ou après la guerre se montra plus critique à l’égard de la génération précédente et l’interrogea sur son attitude pendant la période nazie. La présence d’anciens nazis au gouvernement ou dans l’administration est critiquée. En 1968, Beate Klarsfeld gifla le chancelier allemand et ancien nazi Kurt Kiesinger. Ce mouvement engendra une dérive radicale, incarnée par la Fraction armée rouge (Raf). Les plus extrémistes assimilèrent le capitalisme et les Etats-Unis au nazisme (c’est l’époque de la guerre du Vietnam) et sa lancèrent dans des actions terroristes meurtrières, souvent en lien avec les mouvements extrémistes palestiniens. La distinction entre antisionisme et antisémitisme s’effaça. Toutefois, la fin des années 1970 et les années 1980-1990 marquent réellement la fin du déni mémoriel en Allemagne. Le feuilleton américain « Holocauste » y rencontra un grand succès et suscita de grandes interrogations. En 1985, le Président de la RFA, Richard von Weizsäcker prononça un discours décisif qui mettait fin au refoulement et au déni en déclarant que le 8 mai 1945 avait libéré les Allemands d’un régime fondé sur le mépris de l’homme, et que les Allemands ne pouvaient ignorer le sort tragique des Juifs déportés. Assumer cette mémoire avec vigilance permettait de construire l’avenir. En 1986, la « querelle des historiens » opposa Ernst Nolte qui relativisait les crimes du nazisme en mettant l’accent sur les
crimes bolcheviks et des historiens et philosophes qui soulignèrent la spécificité de la politique nazie. En 1995, l’exposition consacrée aux crimes de la Wehrmacht mit un terme au mythe d’une armée qui n’aurait pas participé aux crimes nazis. Franco-allemande, Géraldine Schwarz consacre également plusieurs développements à l’évolution de la mémoire de la guerre en France, passant de l’exaltation d’une France résistante par le général de Gaulle aux remises en cause des années 1970.

3) La génération des enfants : une enfance franco-allemande

Franco-allemande née dans les années 1970, Géraldine Schwarz étudie au lycée international de Saint–Germain en Laye puis à la Sorbonne. Même dans les années
1990, certains de ses professeurs tiennent des propos surprenants : justification des violences commises contre les Amérindiens, éloge du régime de Vichy ( ce qui
provoque le départ des étudiants), négation de la valeur des civilisations africaines. Elle compare le modèle socio-politique allemand fondé sur la concertation, le dialogue et la décentralisation et le modèle français plus autoritaire et hiérarchisé. La réunification allemande est un événement essentiel. Economiste, son père occupa un poste important à la Treuhandstalt, l’organisme chargé de privatiser et de vendre les entreprises de la RDA. L’auteur souligne la faible productivité des
entreprises est-allemandes, mais aussi l’inquiétude des habitants de l’ex RDA : peur du chômage et des fermetures d’entreprises, difficultés d’adaptation au modèle de l’ Ouest. La réunification fut aussi l’objet d’enjeux mémoriels et juridiques importants : l’ouverture des archives de la Stasi révéla l’ampleur de la surveillance policière mise en place par le régime, des garde-frontières furent jugés et condamnés pour avoir tiré sur des personnes qui tentaient de passer à l’Ouest. La violence xénophobe n’était pas absente, comme le montrent les attaques contre des foyers habités par des familles vietnamiennes ou turques. Les protestations contre ces attaques racistes furent plus vigoureuses à l’ouest qu’ à l’est, ce qui conduit l’auteur à interroger la mémoire du nazisme instaurée par la RDA. Le passé nazi d’une partie de la population était nié au nom de l’antifascisme. De surcroît, les habitants de la RDA vivaient en vase clos et les autorités avaient minimisé la montée de la xénophobie et des actes racistes comme la profanation de tombes juives. Bien que l’Est ait rattrapé son retard économique, la xénophobie y est plus forte comme le montrent le succès des partis d’extrême–droite ou la xénophobie manifestée lors de l’accueil des réfugiés syriens en 2015. Une des raisons du succès des partis d’extrême-droite dans l’ex RDA réside peut être dans le refus de reconnaître qu’une partie de la population, s’est adaptée au régime.

Géraldine Schwarz ne se limite pas au cadre franco–allemand ; son analyse porte sur le rapport au passé d’autres Etats européens comme l’ Autriche qui refusa longtemps de prendre en compte son passé nazi et l’ Italie qui évoquait difficilement la législation antisémite de 1938 et les violences commises en Ethiopie, en Libye et dans les Balkans. Pendant longtemps, ce sont les cinéastes italiens plus que les autorités qui ont évoqué ce passé. L’ Autriche et l’ Italie ont effectué un travail mémoriel, mais l’extrême-droite nationaliste et xénophobe (« vôlkisch » dans le monde germanique) demeure puissante et l’on assiste à des réhabilitations plus ou moins explicites du nazisme ou de Mussolini. Finalement, l’accueil d’un million de réfugiés syriens en Allemagne en 2015 témoigne de l’importance du travail historique et mémoriel effectué en Allemagne. Sans doute Angela Merkel et de nombreux Allemands avaient-ils à l’esprit l’expulsion et la déportation des Juifs, l’expulsion des Allemands d’Europe orientale en 1945, ou la mort des habitants de la RDA qui tentaient de passer à l’Ouest. Les agressions sexuelles qui
eurent lieu à la gare de Cologne à la Saint- Sylvestre et l’attaque du marché de Noël à Berlin par un fanatique islamiste tempérèrent ce mouvement de solidarité.De même l’auteur souligne la relation complexe au passé des Etats d’Europe centrale et orientale. Beaucoup d’entre eux (à l’exception de la Bulgarie) ont participé à
l’extermination des Juifs et des Roms. Après la guerre, l ’URSS a imposé une histoire qui exaltait l’ Armée rouge, haïe. Après la disparition du communisme, on assista à un renouveau du nationalisme et de l’autoritarisme et à une réhabilitation des dirigeants ou écrivains de l’entre deux guerres. C’est surtout le cas en Hongrie, mais aussi en Pologne. A Varsovie, en novembre 2018, « la Marche de l’indépendance» a rassemblé 250 000 personnes appartenant à des mouvements nationalistes, intégristes et xénophobes. L’auteur s’inquiète de la montée en puissance des populismes de droite et de gauche. Elle assiste à une réunion de partis d’extrême droite européens pro russes en Autriche au cours de laquelle les intervenants développent des thèses racistes et xénophobes. L’auteur plaide pour la maintien d’une mémoire qui n’oublierait pas les violences commises par les régimes totalitaires et les compromissions avec les totalitaires, mais aussi pour la construction d’une mémoire européenne qui rappellerait que l’Europe a su vaincre les totalitarismes.