De fait, la confrontation rappelle à plusieurs reprises celle qu’organisèrent à l’inverse les nazis lorsqu’ils mirent en scène en 1937 l’art soi-disant « dégénéré » (« Entartete Kunst ») face à l’art officiel, supposé aider à forger un « homme nouveau». Sur la couverture de l’album, un tableau emblématique peint par Dali en 1943, l’«Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau », où l’on voit ce dernier s’extirper péniblement, non sans ensanglanter le sol, d’une planète en forme d’œuf . Le mythe du renouvellement de l’humanité est alors à son apogée mais n’a pas le même sens pour tout le monde.
Succédant à une série constituant un cycle complet sur la modernité, du Symbolisme à l’Avant-garde, après notamment une consacrée aux années 1920 (« l’Age des métropoles ») , cette exposition s’interroge sur cette idée, issue au départ du christianisme, de l’ « homme nouveau ».
L’homme nouveau des totalitarismes
A l’origine, il s’agit, selon saint Paul, du chrétien transformé par la foi, mais stalinisme et nazisme lui donnent une résonance bien différente, marquée par le développement de la biologie et de ses promesses en cette première partie du XXe siècle : on croit que la science et la technologie pourront créer cette humanité nouvelle, à l’image de l’ « homme de verre » de Franz Tschackert, étrange mannequin transparent qui accueillait, bras levés, les visiteurs du « musée de l’Hygiène » de Dresde.
Dans cette recherche, l’ouvrage s’organise autour de deux axes : d’abord autour de cette image de l’ « homme idéal », qui prend modèle sur l’art antique, exalte la pratique sportive et les « dieux du stade », en opposition avec toutes les formes d’art s’éloignant de cet idéal anatomique, lesquelles constituent en fin de compte l’essentiel de l’art contemporain, de l’expressionnisme au surréalisme ; second axe, les figures fascinantes de l’individu, de la masse et du chef dans cette période. Jean Clair souligne dans son introduction le paradoxe d’une époque, qui sut, comme nulle autre, « modeler une masse organique unique, composée de cellules identiques et différentes, comme les cellules d’un tissu vivant », et pourtant donna lieu simultanément à « un nouvel art du portrait, inquiétant et pathétique ».
Ainsi se font face, troublante rencontre, les photographies de foules de soldats de la Russe Stepanova ou les sportifs impeccables de Leni Riefenstahl d’un côté, et de l’autre les figures tragiques peintes par Otto Dix ou le « portrait de Dorian Gray » de l’Américain Ivan Albright, qu’on peut voir comme une parabole des années 1930 : l’homme éternellement jeune et beau, tel que l’ont aussi rêvé stalinisme et nazisme, pourrit littéralement sous nos yeux, les yeux révulsés par l’horreur…
Le voyage auquel invite ce catalogue, à travers peinture, photographie, et sculpture, est impressionnant : du surréalisme et des sculptures de Hans Arp, des peintures de Miro, on passe aux images de la puissance des dictatures.
Face à face pathétique
Portraits martiaux de Mussolini, de Staline ou d’Hitler en chevalier médiéval se succèdent ; mais les photo-montages de Heartfield et les photographies d’Erwin Blumenfeld, mêlant dès 1932 les images d’Hitler à celle d’un cadavre en décomposition dénoncent ces mises en scène ; et l’esthétique du corps parfait, l’hygiénisme néoclassique des nus des régimes totalitaires, se heurte aux corps disloqués des poupées de Hans Bellmer, aux photos réalistes d’ouvriers ou de chômeurs d’August Sander, dont les planches furent saisies et détruites en 1936 par les nationaux-socialistes.
Le catalogue se révèle d’une richesse impressionnante, propice au passage à renouveler et enrichir l’iconographie des cours sur l’art et la propagande dans les années 1930. Au fil des œuvres, on apprend ainsi à regarder autrement des tableaux qu’on croyait connaître : par exemple, ce portrait d’une famille paysanne du Kalenberg, d’Adolf Wissel (1939), souvent reproduit dans nos manuels scolaires, et souvent présenté comme un exemple de la peinture nazie: on apprendra qu’Hitler détestait Wissel et le jugeait « défaitiste », et surtout on percevra l’immense tristesse qui se dégage des personnages : le père, soldat prêt au départ, le regard anxieux de la grand mère, la lassitude qui imprègne toute la scène…pas vraiment une œuvre de propagande dans ce tableau où tout annonce la guerre à venir…
Même renouvellement du regard du côté de la Russie soviétique : « le Bolchevik » de Boris Kustodiev est peint trois ans à peine après la révolution d’Octobre, et ce géant entraînant derrière lui une foule gigantesque entre les palais et les coupoles d’une ville enneigée apparaît bien vite tout autre que débonnaire : plutôt un ogre prêt à dévorer ses enfants, et le drapeau rouge agité dans son sillage dessine le fleuve de sang qui va couler bientôt…
Depuis les défilés impeccables jusqu’au charnier final, des rêves d’une humanité « régénérée » aux cadavres d’Auschwitz ou ceux de Bergen-Belsen peints par Alex Coville, l’itinéraire de cette exposition montre avec force le chemin vers la catastrophe. Un cauchemar qui conduit de l’homme nouveau aux massacres de masse.
© les Clionautes