Comment durer et comment gagner ? L’équation d’impuissance de 1914 est cruellement meurtrière. Pourtant, après cinquante-deux mois de lutte, la France et ses alliés remportent enfin un conflit de haute intensité qui a mobilisé toutes les énergies. Or les poilus du Front n’ont pu tenir, et finalement vaincre, qu’avec l’appui décisif du Front de l’Arrière, qui est parvenu à s’adapter aux nouveaux besoins des combattants. Ce bel ouvrage grand format à l’iconographie particulièrement soignée le démontre de façon à la fois savante et fluide. La qualité de son illustration accompagne élégamment une solide étude de fond, réunissant les contributions d’une trentaine d’auteurs reconnus, universitaires, historiens militaires et militaires historiens, tant français qu’étrangers.

Le sous-titre, « Histoire d’une révolution scientifique et industrielle », résume l’esprit de la synthèse ainsi produite. Son tableau d’ensemble s’organise en cinq grandes parties, dont le découpage répond à une logique thématique aussi cohérente que lisible.
Intitulée « La guerre », la première se décline en trois volets. L’évocation des prévisions d’avant-guerre montre que le progrès technique est déjà un paramètre de la réflexion sur la guerre avant 1914, tant dans la planification des états-majors que dans la littérature d’anticipation. Le chapitre suivant est consacré à la perspective allemande. Le troisième fait le point sur le choc des réalités de l’été et l’automne 1914, où la confrontation ravageuse entre la guerre théorique des plans initiaux et la guerre concrète des champs de bataille met fin à la chimère de la guerre courte.
La deuxième partie est consacrée à l’évocation de l’effort de guerre conduit en parallèle par les principales « puissances étrangères » : Grande-Bretagne, Russie, Etats-Unis, Italie, Allemagne et Hongrie (curieusement dissociée de sa sœur autrichienne, qui manque en revanche à l’appel) auxquelles s’ajoute un encart sur la Belgique. Cet angle d’analyse, moins fréquenté par la bibliographie française, offre une ouverture instructive sur l’organisation économique de la guerre par les principaux belligérants.
La troisième partie aborde « la mobilisation industrielle et scientifique » accomplie par la France. Il en ressort un panorama passionnant et approfondi du formidable effort tout à la fois logistique, industriel, scientifique et technique qui se déploie à l’arrière. L’organisation de la guerre industrielle, l’action essentielle du ministre Albert Thomas dans le changement d’échelle, la planification et la rationalisation de la production, la politique de la main-d’œuvre et les efforts de financement sont les principaux axes d’intérêt du chapitre sur la mobilisation industrielle. Son homologue sur la mobilisation scientifique met l’accent sur l’engagement, spontané ou organisé, des savants en traitant leurs relations avec les militaires, les itinéraires individuels de protagonistes marquants, et en faisant le tour des champs de recherche et des innovations. D’énormes progrès sont ainsi accomplis dans les domaines les plus variés : acoustique, aérodynamique, balistique, radiographie, météorologie… Sans oublier le fait que la création du CNRS tire son origine lointaine des leçons tirées de cette guerre scientifique.
Intitulée « L’évolution de l’armement », la quatrième partie est dédiée à un objet plus technique mais essentiel en procédant à un examen approfondi des transformations des différents moyens de combat : artillerie, blindés, armement individuel et collectif, fortifications, marine de surface et sous-marinade, aviation, gaz de combat, camouflage, médecine de guerre, mais aussi la naissance des transmissions et les performances de la cryptographie, deux spécialités où l’armée française se montre alors particulièrement performante.
Enfin, la dernière partie, qui est aussi la plus brève, envisage « Les suites du conflit ». Son premier chapitre formule un intéressant tour d’horizon des difficultés de la reconversion des industries de guerre. Confusions et défaillances pour tirer les bonnes leçons de la victoire de 1918 et anticiper les formes de la guerre suivante sont présentées ensuite. Puis quelques réflexions sur les leçons pour aujourd’hui et diverses considérations sur l’éthique militaire tiennent lieu de conclusion générale.

L’univers de l’Arrière pendant la Grande Guerre qui se trouve ainsi mis en exergue n’est pas celui des embusqués et des profiteurs de guerre, même si la question n’est pas entièrement ignorée. Le lecteur pointilleux sursautera sans doute sur l’assertion expéditive présentant De Gaulle comme ayant « longtemps été l’adjoint » (?) de Pétain (p.330). Mais là est bien le seul léger défaut à relever. On ne peut qu’apprécier la qualité de la synthèse, la maîtrise de la documentation, et le point de vue global qui se dégagent de l’ensemble. La perfection de l’illustration et la présence des intéressants encarts biographiques et thématiques qui ponctuent le texte courant ajoutent l’agrément à l’intérêt de la lecture. Authentique beau livre dans sa forme et riche somme scientifique dans son contenu, ce volume collectif est appelé, à n’en pas douter, à demeurer une production de référence.

© Guillaume Lévêque