Depuis la fin du XIXe s. les sons peuvent être enregistrés sur différents supports avec une qualité de restitution de plus en plus performante ; c’est une toute autre affaire que de retrouver ceux du passé le plus lointain ! C’est pourtant à la reconstitution du paysage sonore d’une Mésopotamie d’il y a cinq à six millénaires que nous convie Anne-Caroline Rendu-Loisel, à retrouver ces sons du quotidien, si familiers que nous n’y prêtons guère attention sauf quand ils nous ravissent ou au contraire, devenant insupportables, nous horripilent. Comment ce paysage sonore est-il décrit dans les textes antiques? Comment est-il représenté iconographiquement ?

Il n’existe entre Tigre et Euphrate aucun texte de réflexion théorique rédigé par les habitants sur leur propre perception sonore. C’est donc d’ailleurs qu’il faut aller chercher ce qui va permettre de reconstituer cet univers, chercher au cœur même du vocabulaire, des métaphores présentes dans les textes littéraires et dans les éléments émanant de ceux de la pratique. Le bruit est si volatile qu’une fois produit il n’est déjà plus. Il est pourtant l’une des composantes essentielles de la vie, avec la lumière et le mouvement. L’on entend le crépitement d’une bûche dans le feu et c’est la chaleur que celui-ci dégage, la fumée odorante qui s’en échappe, l’éclat des flammes qui montent vers le ciel qui soudain rejaillissent. Tous les sens sont liés les uns aux autres. Un bruit et c’est toute une ambiance qui est restituée. Les bruits entrent dans l’espace sonore et définissent eux aussi une société. Il ne s’agit pas de dresser seulement une typologie des différentes natures de bruits. Les effets sonores, les modulations de chaque bruit, son volume du doux murmure à la plus puissante intensité qui finit par être assourdissante qui sont étudiés. Le vocabulaire mésopotamien est riche. C’est ainsi un univers tout en nuances que nous révèlent les documents émanant des sociétés du Proche-Orient ancien.

Du bruit au son…

Le son exprime les émotions humaines, la manière dont il est perçu également. La façon dont les sons, leur tonalité, leur volume est ressentie évolue aussi. A partir de quand un son devient-il un bruit ? Comment passe-t-on de l’agréable au désagréable ? La voix est créatrice, le cri est destructeur ; les clameurs des hommes gênent les dieux qui, pour les faire cesser, envoient le déluge ; les battements du cœur de ces mêmes hommes qui résonnent comme des tambours leur agrée. Quels sont les sons recherchés ? Quels sont ceux subis ? Quels sont les moments de la vie, de l’année, du jour où tel ou tel bruit est bien venu, voire attendu ou au contraire quels sont les sons, les tonalités, les timbres inquiétants ou simplement incongrus. Le bruit est –il toujours opposé au silence ou un son peut-il en stopper un autre ? Incantations contre malédictions, le contenu et le contenant sont-ils d’égale importance ? Et quelles sont les sonorités de la civilisation. ? Quelles sont celles de la sauvagerie ?

Un paysage sonore

Ce paysage sonore met en lumière les évolutions des systèmes de représentation et des modes d’appréciation des sociétés. Pas à pas, grâce à une enquête extrêmement serrée, Anne-Caroline Rendu-Loisel reconstruit la perception auditive de l’époque. Elle dresse le paysage sonore de l’antique Mésopotamie, qu’il soit individuel ou collectif, spontané, formalisé, codifié, qu’il s’agisse du cri de guerre des soldats ou du babillage des bambins, des gazouillis des oiseaux ou des rugissements des bêtes sauvages….C’est au cœur même de la culture mésopotamienne que l’auteur nous fait ainsi pénétrer.
Alliant à la fois rigueur scientifique et style alerte, Anne-Caroline Rendu-Loisel permet, dans cette publication de sa thèse, à tout un chacun de comprendre et de suivre sa pensée. Les passionnés poursuivront cette lecture par celle d’un article du même auteur intitulé « Une nuit, sur un toit, en Babylonie. Enquête sur le silence dans les rituels akkadiens », qui à paraître en décembre 2016 dans Julie Patrier, Philippe Quenet, Pascal Butterlin (éds), Mille et une empreintes. Un Alsacien en Orient. Mélanges en l’honneur du 65è anniversaire de Dominique Beyer, Série Subartu 36.
Le pouvoir de la voix humaine ou celui du son instrumental a une résonnance toute particulière aujourd’hui où, dans certains endroits de cette même Mésopotamie, la musique est interdite, les plaisanteries et les rires bannis. Loin de nous « lamenter comme une colombe », ayons alors « l’oreille large » du roi mésopotamien empli de sagesse !

Véronique GRANDPIERRE