Florent Le Bot et Cédric Perrin sont deux jeunes chercheurs en histoire économique. L’un comme l’autre ont publié leur thèse en 2007. Celle du premier porte sur l’industrie du cuir et celle du second sur l’histoire des artisans et de leurs relations avec l’Etat français : il s’agit respectivement de La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir, 1930-1950
http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article1744
et de Entre glorification et abandon. L’État et les artisans en France (1938-1970)… Ces deux thèses ont au moins un point commun, celui de s’intéresser aux petites entreprises longtemps délaissées par l’historiographie française. Cet intérêt pour les petites entreprises et leur place dans le développement industriel se retrouvent dans l’ouvrage qu’ils publient chez Peter Lang, dans une nouvelle collection intitulée « France Contemporaine », comme l’indique le sous-titre : « Les PME et le développement des territoires. »

Les historiens et les districts industriels.

Dans Les chemins de l’industrialisation en Espagne et en France, Florent Le Bot et Cédric Perrin publient les résultats des travaux, majoritairement francophones, de deux journées d’étude organisées à Paris en 2009 et 2010. Ces deux journées d’étude se situent en partie dans le prolongement d’une série de colloques organisés ces dernières années par des historiens et portant sur la question des districts industriels ECK Jean-François et LESCURE Michel (textes réunis et présentés par), Villes et districts industriels en Europe occidentale, Tours, Publications de l’université François Rabelais, 2002, 358 pages ; DAUMAS Jean-Claude (sous la direction de), Les systèmes productifs dans l’Arc jurassien : Acteurs, pratiques et territoires, Presses universitaires de Franche-Comté, collection « Les cahiers de la MSH Ledoux », Besançon, 2004, 338 pages ; LESCURE Michel (sous la direction de), La mobilisation du territoire. Les districts industriels en Europe occidentale du XVIIe au XXe siècles, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006, 498 pages ; DAUMAS Jean-Claude, LAMARD Pierre, TISSOT Laurent, Les territoires de l’industrie en Europe (1750-2000), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, collection « Les cahiers de la MSH Ledoux », 2007, 476 pages ; TISSOT Laurent, GARUFO Francesco, DAUMAS Jean-Claude, LAMARD Pierre (sous la direction de), Histoires de territoires. Les territoires industriels en question XVIIIe-XXe siècles, 2010, 438 pages.. Le concept de district industriel a été « importé » d’Italie en France d’abord par des sociologues, des géographes et des économistes ; c’est en particulier la publication en 1992, sous la direction de Georges Benko et Alain Lipietz, de Les régions qui gagnent. Districts et réseaux, les nouveaux paradigmes de la géographie économique qui en assure la diffusion parmi les chercheurs, les enseignants et les « décideurs » puisque qu’il a été repris par la DATAR, entre autres, pour étayer la politique des pôles de compétitivité. Je me contenterai de rappeler que ce concept a été emprunté par des économistes italiens, en particulier Giacomo Becattini, à Alfred Marshall et adapté pour interpréter le développement industriel de certains territoires de la « troisième Italie », spécialisés dans les industries de consommation, notamment le Prato et son industrie textile, et expliquer leur résistance à la crise des années 1970 et à la concurrence des pays à bas coût de main d’œuvre. Dans Les régions qui gagnent le lecteur francophone pouvait découvrir la définition donnée au concept de district industriel par Becattini et qui peut être considérée comme « la » définition classique du district : «  entité socio-territoriale caractérisée par l’association active, dans une aire territoriale circonscrite et historiquement déterminée, d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises industrielles. Dans le district, à la différence de ce qui se produit dans d’autres milieux, par exemple la ville manufacturière, la communauté et les entreprises tendent, pour ainsi dire, à s’interpénétrer. » BECATTINI Giacomo, « Le district marshallien : une notion socio-économique », dans BENKO Georges et LIPIETZ Alain (sous la direction de), Les régions qui gagnent. Districts et réseaux, les nouveaux paradigmes de la géographie économique, Paris, PUF, 1992, pages 35-55, pages 36-37.

Des districts industriels en Espagne.

A la suite des sociologues, des géographes et des économistes les historiens français se sont intéressés aux districts italiens, aux travaux anglo-saxons portant sur le sujet et surtout, naturellement, à l’histoire des territoires français pouvant correspondre au modèle italien, par exemple la vallée de l’Arve et le décolletage pour citer un des cas les plus connus. La validité du concept, son intérêt et ses limites ont pu être ainsi discutés dans la série de colloques déjà cités. Dans cette perspective, un des intérêts de la publication des Chemins de l’industrialisation est de s’écarter du cas italien et des travaux anglo-saxons pour permettre aux lecteurs français de découvrir quelques exemples de districts espagnols, de disposer d’une bibliographie de près de 400 titres sur l’histoire de l’économie espagnole établie par les deux directeurs de la publication et surtout de profiter d’une synthèse de la production historiographique espagnole sur le sujet avec la contribution de Jordi Catalan : « Distritos y clusters en la industrialización española. Un visión de largo plazo. » Par ailleurs, un bon nombre de contributions adoptent une perspective résolution comparatiste, par exemple celle de Nicolas Marty sur la production de l’eau en bouteille : « Les entreprises d’eau embouteillées. Eléments pour une comparaison entre la France et l’Espagne (XIXe siècle-début XXe siècle. »

Pluralité des voies de développement.

Outre cette ouverture à l’Espagne, qui pourra être utile pour les cours de géographie, Les chemins de l’industrialisation présentent à mes yeux deux intérêts majeurs pour les enseignants du secondaire que nous sommes :
– Le volume s’ouvre par un avant-propos et une longue contribution des deux directeurs de la publication, Florent Le Bot et Cédric Perrin, intitulée « Des historiographies en perspective. PME, territoires et industrialisation en Espagne et en France. » Ils y montrent notamment comment la réflexion et les recherches sur les districts industriels s’insèrent dans le contexte de globalisation croissante de l’économie, comment les historiens français et espagnols ont délaissé les petites entreprises ou les branches industrielles dominées par les PME à une époque, les Trente Glorieuses, où la pensée dominante voulait que seules les très grandes firmes avaient un avenir avant de leur porter un intérêt croissant via, notamment, l’étude des districts industriels. Ils y rappellent aussi que les pays européens ont emprunté différentes voies pour s’industrialiser : « L’historiographie de l’industrialisation s’est d’abord construite, logiquement, autour de l’analyse des pays les plus industrialisés, et les plus précocement industrialisés, d’Europe du Nord-Ouest. La part des grandes entreprises et celles des industries de bien d’équipement sont ainsi apparues comme des indices de l’industrialisation. Les pays où le niveau de ces indicateurs restait faible paraissaient alors en retard dans leur industrialisation, telle la France à partir de la seconde révolution industrielle. Mais, cette idée de retard présupposait l’existence d’une voie unique que devraient nécessairement suivre les pays pour se développer. Cette lecture a heureusement été abandonnée. Il n’existe pas une voie unique mais des chemins multiples de l’industrialisation. La France de la seconde industrialisation n’était pas en retard par rapport au modèle anglais ou américain ; elle a suivi une voie de développement différente. De même que l’Allemagne a connu une forme d’industrialisation qui lui a été spécifique au XIXe siècle. Reconnaître qu’il n’existe pas un modèle mais des chemins vers l’industrialisation, c’est accepter en même temps que les critères de la taille des entreprises industrielles ou leur rattachement aux biens d’équipement peuvent être relativisées. » Avant-propos, page 10. Ils s’y intéressent enfin à deux branches particulières de l’industrie espagnole : l’industrie de la chaussure et celle des industries alimentaires.
– Deux contributions portent sur l’implantation de Renault et Citroën-PSA en Espagne à partir des années 1950. Elles montrent comment ces deux entreprises ont dû s’accommoder du régime franquiste, ce qui était loin d’être évident pour un président de la régie Renault issu de la résistance, et à ses exigences dans le domaine économique. En effet, une des conditions à l’implantation en Espagne a été de faire travailler massivement des sous-traitants espagnols. Il y a la matière à mieux connaître l’internationalisation ou la « multinationalisation » d’entreprises que nous sommes souvent amenés à évoquer dans nos cours.