Dans une Europe marquée par le vieillissement de la population et une forte baisse de la fécondité, ni l’Allemagne ni la France n’échappent au sort commun ; pourtant, la situation et l’histoire démographiques des deux voisins sont singulièrement divergentes, et ce phénomène à lui seul méritait qu’on consacre une synthèse comparative aux deux pays. C’est l’objet de cet ouvrage, qui réunit les actes d’un colloque organisé en octobre 2009 conjointement par les Universités de Valenciennes et de Paris-4 Sorbonne qui s’intéresse aussi aux « conséquences » et aux initiatives concrètes déjà imaginées par notre voisin d’outre Rhin, qui doit faire face avec plus d’urgence que la France à l’accueil d’une population vieillissante, et pour lequel l’intégration des immigrés prend un visage différent.
des chemins depuis longtemps divergents
On connaît généralement les grandes lignes de la démographie allemande, que rappelle notamment Anne Salles, dans un des articles du recueil : dès 1972, l’excédent des décès sur les naissances caractérise l’Allemagne (à l’est comme à l’ouest), et le solde migratoire, longtemps très fort, est négatif depuis 2008. L’indice de fécondité était en 2008 de 1,37 enfant par femme, même si, du côté des « nouveaux Länder » (c’est à dire ceux de l’ancienne RDA), la chute brutale de la fécondité qui a suivi la réunification (elle passe de 1,57 à 0,77 entre 1898 et 1993 !) a fini par être enrayée : les deux parties de l’Allemagne affichent maintenant quasiment le même indice. Avec de telles données, et une espérance de vie qui a connu une forte croissance dans la dernière décennie, le vieillissement est plus marqué et plus rapide qu’en France, où la fécondité s’est nettement redressée au cours des dernières années. On peut parler de « seconde transition démographique ». En ce qui concerne les chiffres absolus, les prévisions sont inquiétantes : partant de 82 millions environ en 2005, la population allemande pourrait descendre à 74 voire 69 millions vers 2050, et se trouverait alors dépassée par la population française toujours en croissance.
Mais au delà des constats, ce dossier se penche sur les conséquences de ces évolutions et présente les politiques déjà mises en œuvre, ou des initiatives montrant comment on fait déjà face, en Allemagne, aux problèmes à venir.
Quand la « Rabenmutter » partira travailler…
Parmi les profondes différences entre les deux pays, figure en bonne place la politique familiale. Sans remonter trop loin dans l’histoire, le contraste est fort entre le soutien aux familles et le choix, déjà ancien, de favoriser l’emploi des femmes, tels qu’ils sont pratiqués en France, et la frilosité qui a longtemps prédominé en Allemagne pour plusieurs raisons ; entre autres le souvenir de l’emprise des deux dictatures, celle des nazis et celle de la RDA, sur les enfants dès le Kindergarten, ou la persistance d’une image plus traditionnelle de la mère, jugée indispensable auprès de ses enfants, au moins dans les premières années (et résumée par le cliché de la Rabenmutter, « mère corbeau », qui abandonne ses enfants à une nourrice). Mais depuis le début du XXIe siècle, les gouvernements allemands ont adopté de nouvelles politiques familiales, d’abord en 2001, puis en 2007, pour essayer de freiner la chute de la fécondité. Trop tardivement ? Les efforts considérables consentis : rallongement du congé maternité, augmentation des indemnités, généralisation du congé paternité…, n’ont pas jusqu’ici vraiment réussi à infléchir la tendance.
Dans ce contexte s’est également développée il y a quelques années, selon les termes de l’ancienne ministre de la famille Ursula Von der Leyen, l’idée d’un « féminisme conservateur », un concept très critiqué en Allemagne, et plutôt étrange à nos yeux Français : il s’agit en gros de concilier les valeurs classées comme traditionnelles, comme l’importance accordée à la cellule familiale comme garant du lien social, tout en introduisant un partage des tâches entre hommes en femmes plus égalitaire.
Les entreprises ont donc été aussi invitées très fermement à contribuer au combat national : des crèches d’entreprise ont été ouvertes ; des maisons intergénérationnelles fonctionnent un peu partout, réunissant des familles avec jeunes enfants et des retraités capables d’échanger des services et de partager des espaces communs. Phénomène inconnu chez nous, des partis générationnels sont apparus, favorisés par un système électoral qui prend en compte la proportionnelle dans une assez large mesure : Die Grauen-Graue Panther fondés en 1989 et devenus plus tard l‘Allianz Graue Panther et le Generationspartei. Même s’ils restent très minoritaires, n’ayant jamais dépassé jamais jusqu’ici 0,6 % des suffrages exprimés, ces micro-partis témoignent d’une volonté de prendre en compte la question du vieillissement, en ce qui concerne l’accès aux soins, à un logement adapté par exemple. A l’autre bout du spectre sont apparus leurs pendants, des groupements réunissant des jeunes comme die Jugend (la jeunesse) ou Future! capables d’obtenir quelques succès locaux lors des municipales.
Autre différence notable entre France et Allemagne : l »intégration des immigrés, comme le souligne Serge L. Gouazé dans une éclairante contribution. Des deux côtés du Rhin, les difficultés sont réelles, mais peu comparables. Citant deux chercheurs allemands, il suggère que la « conception française de l’intégration des immigrés grâce à la citoyenneté et à l’école républicaine comporte une promesse, qui, au plus tard au moment de l’entrée sur le marché de l’emploi, est déçue. L’intégration culturelle ne débouche pas sur une intégration structurelle, ni dans l’emploi ni dans la société, ce qui est perçu comme un déni de reconnaissance. En Allemagne par contre, l’exclusion des populations turques commence dès l’école, si bien que de vains espoirs n’ont même pas le temps d’être caressés ». Avec la sélection précoce autour de dix ans entre Gymnasium (équivalent du lycée), Hauptschule et Realschule, l’école contribue très tôt à l’exclusion des populations immigrés. Si, d’autre part, l’Allemagne n’a pas connu d’émeutes urbaines comme celles des banlieues françaises à l’automne 2005, c’est peut être, avancent certains chercheurs, qu’il n’y a pas eu en Allemagne de « ghettoïsation dans des barres en béton dans les périphéries urbaines », mais une implantation dans des quartiers intra-muros et multiethniques, même s’ils connaissent aussi la ségrégation spatiale.
…et quand la démographie transforme l’espace
La partie la plus originale du recueil – si l’on se place du point de vue des professeurs de géographie que nous sommes – est l’article qui interroge les transformations spatiales liées à la baisse de population dans les Länder de l’est, causée par une fuite continue vers l’ouest, où l’offre de travail et les salaires meilleurs continuent d’attirer les plus jeunes. Le phénomène se traduit par un terme peu simple à traduire en français : Schrumpfung, c’est à dire « diminution », « déclin » « rétrécissement ou contraction ». Patrick Farges et Antoine Fleury, un germaniste et un géographe, ont uni leurs efforts pour essayer de mesurer ce « déclin urbain» (Stadtschrumpfung) qui fait l’objet d’un débat animé en Allemagne. A Halle par exemple (Saxe-Anhalt), le centre-ville historique rénové est très attractif, les étudiants y trouvent des logements spacieux à bas prix, pendant que beaucoup d’autres restent vides et que les grands ensembles typiques de l’urbanisme de la RDA du quartier de Neustadt en périphérie, se dégradent voire sont démolis. Parallèlement, l’étalement urbain se développe à l’est, rejoignant ce qui se passe dans l’ouest du pays. Les spécialistes s’interrogent : ce phénomène de Schrumpfung, qui ne s’accompagne pas d’une diminution de la superficie totale de la ville, ne serait-il pas un modèle d’évolution à venir pour les villes des sociétés post-industrielles ? Correspond-il au concept de « Shrinking city » constaté aux Etats-Unis dans la Rust Belt et qui combine désindustrialisation, suburbanisation, paupérisation et ségrégation sociale ? Un réseau mondial de chercheurs, situé à Berkeley en Californie, s’efforce d’ailleurs de mettre en commun les observations à l’échelle mondiale.
Quoi qu’il en soit, les municipalités allemandes ont déjà commencé à réagir, soutenues en cela par l’Etat fédéral (Bund) et les programmes URBAN de l’Union européenne. A Leipzig par exemple, les efforts ont porté sur la réhabilitation du patrimoine architectural de l’époque de la Neue Gründerzeit au XIXe siècle, et le développement des espaces publics, piétonniers et commerciaux, pour améliorer la fréquentation et l’attractivité touristique, éventuellement en organisant des événements comme des festivals musicaux, pendant que les immeubles de l’époque socialiste étaient démolis. Ailleurs, c’est l’expérience de la rénovation urbaine qui a été tentée, pour lutter contre les mécanismes d’exclusion et de relégation dont souffrent certains quartiers : démolitions, pour stabiliser le marché, mais aussi requalifications de quartiers et de leurs espaces publics (aires de jeux, espaces verts…) : le « rétrécissement » doit s’accompagner d’une amélioration de la qualité de vie des habitants, par ailleurs invités à s’impliquer dans la transformation de leur quartier. Cependant, ces efforts n’empêchent pas ici aussi la «gentrification » des centres rénovés, et l’exclusion des plus défavorisés de ces espaces, à l’image de ce qui se passe à plus grande échelle dans les villes occidentales, pendant que les plus modestes se concentrent encore dans les grands ensembles, même redessinés. D’autre part, les villes plus petites ont davantage décliné, et moins pu bénéficier de grands programmes que Leipzig ou Halle. Cependant, l’expérience acquise à l’est pourrait être mobilisée au profit des villes de l’ouest où le phénomène pourrait se développer aussi.
D’autres contributions éclairent des aspects de la démographie allemande largement ignorés chez nous : par exemple la situation des Aussiedler, ces immigrants d’origine allemande venus de Roumanie, de Russie ou d’autres pays d’Europe centrale, autorisés à venir s’installer en Allemagne, pays de leurs ancêtres en vertu d’une loi au retour, et dont l’intégration connaît de grosses difficultés, d’autant plus qu’ils sont concentrés dans de petites villes de l’Est aux faibles perspectives d’emploi, et la situation des juifs d’URSS, eux aussi venus en Allemagne dans le même cadre, mais à la situation ambivalente : ils ont à la fois contribué à dynamiser une communauté juive peu nombreuse en Allemagne, mais leur âge moyen élevé, et leur très faible fécondité fait qu’ils sont «en voie de disparition ». Si bien que l’évolution de ce groupe très réduit serait, avance même un auteur du collectif, presque une préfiguration de l’avenir qui s’ouvre à l’Allemagne en général : vieillissement irréversible et diminution inquiétante des effectifs. Pas de quoi inverser la tendance au pessimisme et à l’inquiétude démographique de nos voisins !
Nathalie Quillien © les Clionautes.