Nous avons eu le plaisir de rencontrer Olivier Hanne au festival de géopolitique de Grenoble en mars dernier, et nous avons été extrêmement séduits par sa démarche concernant l’analyse de l’État islamique et surtout la mise en perspective historique qu’il donne, avec son coauteur, au développement de cette entité totalement inédite dans l’histoire récente du Moyen-Orient.

Plusieurs comptes-rendus de lecture ont déjà été publiés sur la Cliothèque à propos de ce phénomène politique qui voit, pour la première fois, un véritable état terroriste s’implanter sur un territoire, organiser la vie quotidienne de ses habitants, prélever les impôts, et même envisager de battre monnaie. L’origine de cette construction politique remonte, et à cet égard cet ouvrage est extrêmement précieux, à une période spécifique de l’Islam médiéval, au moment de la transition entre la dynastie Ummayades de Damas et la dynastie abbasside de Bagdad qui s’effondre sous les coups des Mongols en 1257. Le sinistre calife autoproclamé en 2014, Abu Bakr Al Bagdadi se considère comme celui qui fait renaître le califat, et qui inscrit son discours dans la tradition islamique, rajoutant comme prénom Ibrahim, c’est-à-dire Abraham, père de tous les croyants, et faisant remonter sa filiation à la tribu du prophète.
L’État islamique est issu des failles de la société irakienne, de ce pays qui a connu, à la fois la guerre contre l’Iran entre 1980 et 1988, contre l’Iran chiite, faut-il le préciser?, Mais surtout contre l’Iran peuplé de Perses, ennemis des arabes en Irak. Mais les délimitations ethniques se superposent à des divisions religieuses et il est possible de considérer, même s’il n’existe pas véritablement de recensement fiable, que la majorité de la population, sur le territoire actuel de l’Irak , est chiite. Mais l’Irak est également divisé en tribus arabes, qui ont fait, tout au long de l’histoire de ce pays, issu après la première guerre mondiale et le démantèlement de l’empire ottoman, allégeance à différentes autorités. Certaines ont pu s’accommoder de la monarchie contrôlée par les Britanniques jusqu’en 1958, le coup d’état qui renverse le roi a lieu le 14 juillet ! D’autres tribus ont pu s’opposer aux différents pouvoirs en place, et toutes ont cherché à constituer leurs réseaux d’influence sur leur territoire traditionnel, avec parfois pour certaines d’entre elles, des divisions religieuses entre chiites et sunnites qui les traversaient.

Les divisions de l’Irak

Comme on le voit, la situation en Irak est extrêmement complexe, d’autant plus que une partie de son territoire est peuplé par des kurdes qui peuvent être chiites ou sunnites d’ailleurs. Les kurde à cheval sur les frontières turques, syriennes, irakiennes, et iraniennes étant très clairement les premières victimes de ces accords de partage qui avaient remis en cause la possibilité d’exister en tant que nation tandis que les Français et les Britanniques constituaient leurs zones d’influence avec les mandats de la société des nations.
Évidemment les enjeux pour les Britanniques étaient essentiellement pétroliers, tandis que la France se contentait de la Syrie et du grand Liban, sans doute en héritage aux états latins d’Orient construits pendant les croisades.
Les auteurs font remonter la construction de cet État islamique d’un nouveau genre à l’invasion américaine et la décomposition de l’Irak entre 2003 et 2011. Les États-Unis ont voulu mettre en place une structure fédérale dominée par la majorité chiite, avec le premier ministre Nouri Al Maliki entre 2006 et 2014 qui a laissé délibérément le chaos installé et qui est parvenu à réunifier les tribus sunnites du centre du pays contre le pouvoir central. Si l’instabilité irakienne a été l’un des déclencheurs dans l’apparition de l’État islamique, la guerre en Syrie a créé une situation inédite avec le passage d’une frontière poreuse entre les deux territoires qui a permis aux combattants djihadiste hostiles au régime de Bachar al-Assad d’unir leurs forces à ceux qui combattaient les chiites en Irak. On assistera d’ailleurs sur la portée symbolique de la destruction, largement médiatisé sur les réseaux sociaux de la frontière héritée des accords Sykes-Picot de 1916, même si le tracé ne correspond pas exactement à celui d’origine.

La revanche arabe et sunnite sur l’histoire

Le succès de l’État islamique doit énormément au discours qui a tenu qui apparaît comme une revanche sunnite sur l’histoire de cette région à l’exception de l’Irak pendant sa brève existence du XXe siècle, et depuis la disparition du califat, les Arabes sunnites n’ont jamais véritablement exercé le pouvoir sur ce territoire, pas plus d’ailleurs qu’en Syrie voisine. À la suite de la révolte syrienne des années 30 les autorités françaises ont favorisé la minorité alaouite, une des branches dissidentes du chiisme, ainsi que les autres minorités, notamment chrétiennes de rites orientaux, contre la majorité sunnite. Le califat actuel est bien une revanche de l’histoire, traduit la volonté de cette communauté des croyants dominée par les Arabes de s’imposer au monde.
L’État islamique veut venger les affronts du XXe siècle, effacer cette frontière honteuse, tracée par les occidentaux, et le faire de façon publique, le 29 juin 2014. L’État islamique apparaît comme un dépassement du groupe Al Qaïda. Ce dernier se veut transnational, l’État islamique actuel s’appuie sur un ancrage territorial, le pays de Cham et du Levant. Mais dans le même temps le discours de l’État islamique se veut clairement conquérant et affirme vouloir reconquérir les trois lieux saints de l’islam, la Mecque, Medine et Jérusalem, et planter le drapeau du prophète jusqu’à Rome.
On est très clairement dans un retour au premier temps de l’Islam, et même le nom que se donnent le calife autoproclamé, Abou Bakr est celui du premier des califes, successeur et compagnon du prophète.
L’État islamique s’est appuyé pour se développer sur l’incapacité de Nouri Al Maliki à constituer une alternative politique acceptable, surtout après le départ des troupes américaines. Daech a pu s’appuyer sur les tribus sunnites victimes d’une politique clairement discriminatoire conduite par les milices chiites à leur encontre, recruter de nombreux baassistes et des cadres de l’armée dégradés ou au chômage, fédérer le savoir-faire combattant acquis lors de la lutte contre les Américains dans le triangle sunnite, notamment entre Tatrik et Fallujah, et au final lors de son offensive simultanée vers le nord, avec Mossoul et vers le sud, avec Bagdad, constituer son territoire.

La revanche des humiliés

Cet État islamique apparaît aux yeux de musulmans qui se considèrent comme humiliés par l’Occident, comme une sorte de havre vers lequel ils pourront vivre dans les enseignements du prophète.
Les auteurs de cet ouvrage particulièrement plaisant à lire, et il faut le souligner enrichi de cartes originales extrêmement précises, resituent évidemment le développement de cet État islamique dans le contexte global de l’opposition entre l’Iran chiite et persan et les monarchies du golfe, sunnites, et qui ont très largement diffusé le salafisme le retour à l’islam des origines – à partir de cette interprétation rigoriste de la pensée musulmane apparue dans la péninsule arabique au XVIIIe siècle, le wahhabisme. Ce wahhabisme est lui-même issu de la tradition épurée de l’islam avec comme école juridique le Hanbalisme. Par retours en arrière successifs, on se retrouve effectivement à la chute du califat abbasside, et donc à la volonté de sa Nahda, sa renaissance.
On apprécie d’ailleurs énormément ce chapitre qui présente l’Arabie Saoudite comme un déçu de l’État islamique. Car en effet l’Arabie Saoudite a eu comme priorité la volonté de se défendre contre l’Iran qui s’affirme très clairement comme une puissance régionale. De plus, en apportant son soutien à la composante chiite de l’armée irakienne telle qu’elle essaie de se reconstituer, ce qui est loin d’être encore gagné, l’Iran s’impose très clairement comme un acteur incontournable, y compris pour les États-Unis. L’accord sur le nucléaire iranien doit beaucoup au contexte global qui voudrait que les États-Unis puissent éviter de se retrouver à nouveau engagés au sol dans cette région.
Les auteurs insistent également sur le rôle clé de la Russie de Vladimir Poutine qui apporte son soutien à Bachar al-Assad, qui considère que l’accord sur le nucléaire iranien lui permet de fournir au régime des mollahs de Téhéran les armes d’interdiction qu’il souhaitent, et notamment des missiles antiaériens et quelques moyens navals extrêmement efficaces. Vladimir Poutine n’a absolument pas envie de se retrouver avec un califat djihadiste sur ces frontières méridionales, frontières méridionales que la Russie a déjà eues énormément de mal à sécuriser lors des deux guerres du Caucase. On appréciera aussi dans cet ouvrage l’excellente analyse concernant le rôle du Qatar et de la Turquie, rôles ambigus s’il en est, et la description du terrorisme médiatique qui aboutit aux sinistres images qui choquent certainement la conscience humaine. Mais en même temps, ces images s’inscrivent très clairement dans un plan de communication destiné à la radicalisation des esprits susceptibles de l’être.

Une communication maîtrisée

Rien n’est laissé au hasard, de la symbolique du sacrifice de l’égorgement sur fond de désert avec la tenue noire du bourreau opposée à la tenue orange des prisonniers de Guantanamo. Les exécutions prennent la forme de décapitation qui ont une signification rituelle puisque la tradition rapporte que l’on ne peut rentrer au paradis que la tête la première, ce qui est une façon non seulement de tuer sa victime mais également de le priver du salut. La lapidation comme la crucifixion sont également largement pratiquées à l’encontre de ceux qui sont susceptibles de contrevenir aux règles que l’État islamique impose sur les territoires qu’ils contrôlent.
Ouvrage extrêmement riche, il apporte incontestablement un éclairage complet sur la situation au proche et au Moyen-Orient qui est de ce fait en recomposition. Mais l’État islamique perturbe aujourd’hui le jeu dans les démocraties occidentales car il apparaît aujourd’hui comme un pôle d’attraction pour des personnes qui souhaitent vivre leur foi de façon extrême. Les terroristes qui ont frappé à Paris en janvier 2015 se revendiquaient, pour au moins l’un d’entre eux, Mehdi Coulibaly, de l’État islamique. Le calife autoproclamé insiste d’ailleurs dans ses prêches, qui sont d’ailleurs extrêmement rares, sur la nécessité pour tout musulman de faire sa Dahwa, c’est-à-dire de venir vivre, travailler, et mourir aussi d’ailleurs, dans le califat. Mais bien entendu, en cas de décès lors du djihad, c’est bien entendu la voie express vers le paradis d’Allah et son nombre indéterminé de vierges qui est ouverte !

Bruno Modica