La commémoration du centenaire de la Grande Guerre motive une abondante floraison éditoriale, dont un des bénéfices les plus saillants est l’émergence d’une brassée de journaux, carnets et souvenirs de guerre inédits. Tant de témoignages de poilus sont restés confinés dans la pénombre des armoires, greniers et reliques des familles ! Malgré tout, nombre de ces pieuses exhumations ne s’avèrent pas d’une grande consistance littéraire ou documentaire. Tel est loin d’être le cas, bien au contraire, des écrits du capitaine Pierre Manhès, dont la publication retient l’intérêt à la fois par son style, son contenu, et la personnalité de son auteur. En effet, les nombreux récits existants émanent pour la plupart de civils sous les drapeaux, souvent des intellectuels mobilisés comme gradés, à l’image de Maurice Genevoix, André Pézard ou encore Charles Delvert. Or, s’il est lui aussi un cadre de contact, le lieutenant puis capitaine Manhès présente la particularité d’exprimer le ressenti d’un officier de carrière. Tenant presque au jour le jour la chronique de son séjour sur le front des Vosges, théâtre secondaire où la lutte n’en fut pas moins acharnée, ce combattant de l’avant s’y épanche avec franchise, à travers un texte énergique dont le rythme et l’expression vitalisent la lecture. Le contenu ainsi dévoilé en laisse une impression d’autant plus marquante.

Un héros de 1915

Lorsqu’il rejoint le front des Vosges en mars 1915, Manhès est encore d’une certaine façon, bien qu’officier d’active, un débutant. En effet, las de se morfondre à l’arrière depuis des mois, ce saint-cyrien de 26 ans quitte alors sur sa demande son arme d’origine, la cavalerie, avec laquelle il fait campagne depuis août 1914, pour rejoindre les chasseurs alpins. Sous leur uniforme, son souhait de combattre en première ligne va être pleinement exaucé. Simultanément, il lui faut découvrir le nouveau métier d’officier d’infanterie. Son noviciat se déroule de façon accélérée, sous le feu de l’ennemi. Son aguerrissement rapide en fait un expert de la guerre des tranchées en milieu de montagne. Il y fait plus que ses preuves en se distinguant dès le mois de juin par une prouesse qui fait sensation. Encerclé durant trois jours avec ses hommes au sommet de l’Hilsenfirst, il y dirige une défense acharnée qui consolide avec éclat la légende des « diables bleus ». La réputation de fougue et de ténacité qu’il en retire le rend éligible d’office à tous les coups durs de son secteur jusqu’au moment où, à la fin du mois de décembre, sa compagnie est engagée dans la bataille de l’Hartmannswillerkopf. L’unité y est anéantie et son chef grièvement blessé.

C’est cette partie de son existence militaire que dépeignent en détail les carnets de Pierre Manhès. Rédigés au fil des événements et apparemment très peu retouchés, ils sont d’une très bonne facture. Nourri aux humanités classiques, lecteur assidu de romans légers mais aussi du vieil Horace, le narrateur manie une langue fluide, expressive et imagée, quelquefois émouvante, parfois légère, mais toujours vivace. Porté par une verve élégante, il pointe avec entrain l’ironie -allègre ou amère- de certaines situations absurdes, et évoque avec gravité, pudeur et fierté ses combats, ses misères, ses émotions et ses indignations. L’édition scientifique établie par Max Schiavon est scrupuleuse. Elle apporte des informations utiles et s’enrichit d’un cahier photographique. Son introduction contextualise parfaitement le récit de Manhès et retrace avec précision la vie de cet officier très bien noté, dont la carrière se prolongea jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale et l’accession au généralat. De petites coquilles de transcription sont néanmoins perceptibles à la lecture des carnets (le capitaine puis caporal Taillant, le « colonel adjudant-major » Ferran, le commandant Stim puis Stirn). L’apport de courtes notices sur certains des compagnons de guerre de l’auteur les plus fréquemment cités aurait pu combler certaines curiosités biographiques (par exemple sur son premier chef Hugues Tricand de Lagoutte, ou son subordonné Louis de Benoist, futur agent général de la Compagnie du canal de Suez ; et faut-il reconnaître dans son cousin Henry Manhès le Compagnon de la Libération de ce nom ?). Enfin, deux ou trois cartes de situation auraient pu éclairer la description des opérations les plus cruciales.

Un chef de guerre contestataire

Le contenu des aventures mouvementées de ce « vagabond de la mort », ainsi que Manhès se définit lui-même en une occasion, est très riche. La palette complète des réalités de la vie des tranchées s’y déploie dans le cadre spécifique du milieu de montagne, où la guerre s’ébat dans un paysage à la fois idyllique et éprouvant. L’horreur haletante des combats, les effets physiques, psychiques et moraux des bombardements, les privations matérielles et les défaillances personnelles, les contraintes du relief, les routines du front et de l’arrière, les activités de cantonnement en deuxième ligne, l’aveu des fatigues, des peurs, des doutes et des lacunes, toutes ces dimensions composent une fresque à la fois réaliste et poignante. Rapportées avec beaucoup de spontanéité, ses relations avec ses pairs, ses subordonnés et ses supérieurs hiérarchiques vibrent d’intensité. Le point de vue de Manhès est celui d’un cadre de terrain, chef de section puis commandant de compagnie. Mais son regard de militaire de carrière tranche par sa ferveur et son expertise sur le discours plus distancié de ses homologues officiers de réserve, nombreux dans la cohorte des mémorialistes de la Grande Guerre. Sa culture professionnelle est particulièrement sensible dans le regard que ce chef porte sur ses hommes. L’éloge sincère et fraternel qu’il formule sur ses chasseurs est empreint d’un paternalisme caractéristique du regard en surplomb de l’officier. La communion du danger constant et des petites joies de la vie courante forge une solidarité organique et une affection mutuelle profondes entre les uns et les autres. Mais le chef de la horde est un meneur né dont l’esprit militaire s’affirme par son goût de la guerre, son sens de l’autorité et l’instruction soutenue qu’il impose à ses poilus.

La marque de son exigence professionnelle est également très présente dans l’appréciation contrastée qu’il porte sur ses camarades officiers, parmi lesquels il distribue avec véhémence l’éloge et la critique, le mépris et l’affection. Or Manhès ne se borne pas à célébrer les compétences et à flétrir les insuffisances et les défaillances. Il se montre aussi très libre et même mordant dans son appréciation des ordres reçus et des actions décidées en haut lieu. En cela, il exprime le très net clivage entre les officiers du front et leurs congénères des sphères supérieures. Son diagnostic opérationnel est très critique envers les « vaniteux dindons des états-majors » et les « cerveaux brillants mais inhumains » des stratèges en chef, ainsi qu’il les dénomme avec un certain bonheur de plume. Le ton contestataire de ce professionnel des armes à l’encontre de sa propre institution, et en particulier des pratiques du haut commandement, n’a pourtant rien de subversif sur le fond. Le reproche formulé est celui de l’incompétence, de l’irréalisme et de l’inefficacité, sans rien remettre en cause du but commun : vaincre l’ennemi.

Amateurs ou spécialistes, tous ceux qui s’intéressent à la Première Guerre mondiale et à ses acteurs de terrain apprécieront l’intronisation des Combats héroïques du capitaine Manhès dans le grand récit choral du conflit. On négligera le titre grandiloquent donné à ce très bon témoignage de guerre pour en retenir la substance : un texte vivant porté par une voix forte, gage d’une lecture à la fois émouvante et instructive.
Enfin, d’un point de vue plus directement utilitaire, la matière documentaire qu’il recèle est très utilisable à des fins pédagogiques. Les enseignants qui le souhaiteraient pourront en extraire de nombreux passages évocateurs sur l’expérience du commandement, la vie dans les tranchées, le vécu des bombardements d’artillerie et des attaques, etc.

© Guillaume Lévêque