L’historiographie française de la conquête des Amériques était jusqu’à présent dépourvue d’une biographie scientifique du conquérant du Pérou, Francisco Pizarro, si l’on excepte l’ouvrage de Louis Baudin, La Vie de François Pizarre, édité en 1930. Bernard Lavallé, professeur de civilisation hispano-américaine coloniale à l’université Paris-III (Sorbonne nouvelle), comble cette lacune.

Eminent spécialiste de l’Amérique andine coloniale, Bernard Lavallé a consacré à celle-ci des travaux de qualité, en français comme en espagnol : parmi les plus pointus, on peut citer par exemple ses Recherches sur l’apparition de la conscience créole dans la vice-royauté du Pérou (XVIè-XVIIè siècles) ou encore Quito et la crise de l’alcabala (1580-1600), parus respectivement en 1982 et 1992. En 1993, il a publié aux éditions Belin un excellent manuel universitaire, L’Amérique espagnole, de Colomb à Bolivar.

Le livre qu’il consacre au “Conquistador de l’extrême” est le quatrième ouvrage d’importance paru en France, depuis 2001, sur les conquérants des Amériques : aux deux biographies de Cortés, de B. Bennassar et Ch. Duverger, s’ajoute l’intéressant Dictionnaire des Conquistadors du Mexique, de Bernard Grunberg, chez L’Harmattan.

Le Francisco Pizarro de Bernard Lavallé s’inscrit dans la lignée des ouvrages de bonne vulgarisation, qui se lisent avec plaisir, et donnent envie d’aller plus avant dans l’exploration d’une époque “extrême” : l’appareil critique -notes et bibliographie- mentionne l’indispensable. Deux réserves toutefois : la bibliographie mentionne l’ouvrage de Bartolomé Bennassar, Cortés, conquérant de l’impossible, mais fait l’impasse sur le déconcertant, et pourtant magistral, Cortés de Christian Duverger…; quant aux notes, regrettons, une fois de plus, cette pratique éditoriale qui consiste à les rejeter à la fin de l’ouvrage au lieu de les laisser à leur place légitime : le bas de page ! Le livre comporte toutefois un index -indispensable- et des cartes -cependant dépourvues de toute échelle !-.

Les principaux événements de la vie de Francisco Pizarro

Les principaux événements de la vie de Francisco Pizarro, né, semble-t-il, en 1478 à Trujillo (Estrémadure), s’articulent ici en quatre parties, subdivisées en treize chapitres.
B. Lavallé souligne d’emblée (chapitre 1) l’obscurité des premières années d’un bâtard -il est né hors mariage d’une servante et d’un jeune hidalgo-, dépourvu de toute instruction. Au contraire d’un Cortès, il n’a laissé aucun écrit susceptible d’éclairer sa personnalité. Le biographe doit donc s’en remettre, pour l’essentiel, aux chroniques qui le mettent en scène.

Francisco Pizzaro s’embarque en 1502 pour les Amériques

Il est recruté comme soldat de l’expédition dirigée par Nicolas de Ovando, gouverneur d’Hispaniola et des annexes cubaines. À Saint-Domingue, il participe sans doute aux campagnes de “pacification” contre les Indiens. En 1509, exit Saint-Domingue, il est de l’expédition d’Alonso de Ojeda qui accoste dans le Golfe d’Urabà (actuelle Colombie). Francisco Pizarro commence à sortir de l’ombre : on le voit placé à la tête d’un fortin, assailli par les Indiens, puis au rang notable de lieutenant du fameux Vasco Nùñez de Balboa, dont l’expédition de 1513 à travers la cordillère du Darién débouche sur la “découverte” de la Mer du Sud (Pacifique). Les expéditions succèdent aux expéditions (1514-1522), toutes chargées de rapporter or et esclaves. Pizarro s’affirme alors comme l’un des hommes de confiance du gouverneur Pedrarias Dàvila. Il est membre de la petite aristocratie panaméenne; mais comme Nuestra Señora de la Asunciòn de Panamà (fondée en 1519) n’est pas Mexico…, il lui faut dépasser l’horizon panaméen. Le Nord étant déjà pris, il tourne ses regards vers le Sud.

Deux premières expéditions sont entreprises à la recherche du Pérou

La première (1524-1525) est un échec; la seconde (1526-1528) se solde par une série de contacts avec des caciques indiens. De retour à Panamà, Pizarro, convaincu désormais que le Pérou et ses richesses prometteuses existent, doit penser à la conquête du territoire. La conquête étant du ressort de la Couronne et de ses représentants, Francisco Pizarro doit se rendre en Espagne (chapitre 4), à Tolède où il obtient (1529) de Charles Quint les capitulaciones qui l’autorisent notamment à poursuivre la découverte et à entreprendre la conquête du Pérou sur un linéaire côtier de 1000km, depuis le rio Santiago (frontalier de la Colombie et de l’Equateur actuels) jusqu’à la région de Chincha (au sud de Lima), et lui octroient la possibilité d’affecter les Indiens en encomiendas. L’expédition, à laquelle participent entre autres Hernando et Gonzalo Pizarro, demi-frères de Francisco Pizarro, est successivement renforcée par l’arrivée de Sebastiàn de Benalcazar et de Hernando de Soto.

Au cours de sa progression en 1532, Pizarro s’assure l’alliance de Chilimasa, chef des Indiens de Tumbes, fonde la ville de Piura -qui lui sert de point d’appui à la pénétration en direction de la cordillère andine- et découvre les effets et l’ampleur de la guerre civile qui ravage le pays -une lutte au sommet oppose alors les deux fils du précédent empereur Inca, Huayna Capac, mort en 1528 : Huascar, l’héritier légitime, et Atahualpa, le rebelle (chapitre 5).

En novembre 1532, Pizarro et ses hommes entrent dans Cajamarca, où réside alors Atahualpa : les Espagnols, qui s’étonnent de la voir quasiment inhabitée, apprennent qu’Atahualpa a juré leur perte. Ils attirent alors Atahualpa au centre de la place de la cité; les nobles qui l’accompagnent sont massacrés et l’Inca est fait prisonnier… La partie est toutefois loin d’être terminée : l’armée de l’Inca est intacte et il reste aux Espagnols 1500 km à parcourir avant d’atteindre Cuzco, le centre politique et religieux, où Huascar -bientôt assassiné- est assigné à résidence (chapitre 6).

L’exécution d’Atahualpa sur ordre de Francisco Pizarro

L’exécution d’Atahualpa (chapitre 7) -sur ordre de Francisco Pizarro- en juillet 1533 “indiqu[e] clairement à tous, et d’abord aux Indiens, que les Espagnols entend[ent] être les seuls maîtres du jeu, et construire un monde où seuls leurs intérêts [seront] pris en compte.” (p. 170)

Une fois réalisées l’alliance de nombreuses ethnies indiennes ainsi que la soumission à Pizarro de l’héritier impérial proposé par l’aristocratie cuzquénienne Manco Inca Yupanqui, les Espagnols parviennent dans Cuzco -le nombril du monde en quechua- : alors, ils pillent les temples (dont le Corincancha, grand temple du soleil) et les palais, et les dépouillent de leur or et de leur argent (chapitre 8).

Reparti pour Jauja, dans la grande et riche vallée du Mantaro, Pizarro décide d’y installer sa capitale (1534), jusqu’à ce que Lima, la Ciudad de los Reyes -les Rois Mages, sous l’invocation desquels la ville est placée-, prenne le relais, à partir de sa fondation officielle en 1535. El Callao, le port de Lima, met, quant à lui, la ville en relation avec les bases arrières de l’empire. Pendant ce temps, Hernando Pizarro, retourné en Espagne, renégocie les capitulaciones de Tolède, rendues obsolètes par le développement de la conquête sur le terrain : Diego de Almagro -arrivé au Pérou en 1533- devient adelantado des territoires de la Nouvelle-Tolède, au sud des territoires de Pizarro. Problème : Cuzco relève-t-elle désormais de la juridiction de Pizarro ou de celle d’Almagro? Un accord entre les deux hommes, au profit de Pizarro, clôt provisoirement la discussion. En 1535, voilà Pizarro débarrassé de ses principaux rivaux : Almagro, parti à la conquête de la Nouvelle-Tolède, et De Soto, reparti, dépité, pour Cuba. Quant à la résistance indienne, privée de ses chefs (Challco Chima, puis Quizquiz), elle est réduite à peu de choses (chapitre 9).

En 1536, la situation devient plus confuse (chapitre 10) : Cuzco est assiégée par les Indiens qui parviennent, très provisoirement toutefois, à s’emparer de la forteresse de Sacsayhuàman, qui domine la cité; les communications entre Cuzco et Lima sont coupées pendant des mois; et Lima elle-même est un temps menacée… Quand Almagro surgit de nouveau (1537) sur la scène péruvienne : le Chili s’étant révélé bien décevant (guère de main-d’oeuvre et presque pas d’or…), Almagro était revenu sur ses pas, bien décidé à récupérer ce qu’il estimait être son dû : Cuzco. Almagro et ses troupes parviennent à leurs fins. Quant à Manco Inca, il a réussi à échapper à la fois à Hernando Pizarro et à Almagro pour se réfugier dans la région de Vilcabamba – aux confins des Andes et de la forêt amazonienne- où il crée “une sorte d’Etat croupion incasique inexpugnable” (p. 240). Les Espagnols ne sont pas parvenus à le réduire avant 1570 -le jeune Inca Tupac Amaru est alors éliminé par le vice-roi du Pérou don Francisco de Toledo.

Mais la bataille des Salines du 6 avril 1538 (première de la longue série des “guerres civiles du Pérou”) voit la déroute des troupes almagristes. Almagro, accusé principalement de rébellion contre la Couronne, est exécuté le 8 juillet (chapitre 11). Ainsi s’achève ce que Bernard Lavallé n’hésite pas à qualifier de “règlement de comptes entre chefs de bandes.” (p. 263)

La période 1538-1541 est celle du règne sans partage du clan Pizarro

La période 1538-1541 est celle du règne sans partage du clan Pizarro (chapitre 12). Les frères Pizarro lancent de nouvelles expéditions et les fondations de villes se poursuivent. Les almagristes se regroupent alors autour de la figure, inexpérimentée, du jeune Diego de Almagro (el Mozo), contre lequel les pizarristes multiplient les mesures de vexation. Le marquis Francisco Pizarro (c’est, avec Cortès, le seul autre conquérant à avoir reçu de la Couronne une telle distinction) meurt assassiné en 1541, à la suite d’un complot.

En 1542, les Lois nouvelles édictées en Espagne (les encomiendas, souvent source unique de revenus pour les Espagnols, ne sont concédées qu’à titre viager…) ainsi que la nomination d’un vice-roi pour le Pérou constituent de sérieuses menaces pour le pouvoir des conquistadores (chapitre 13). Après une résistance acharnée, Gonzalo Pizarro finit par être condamné à mort en 1548. Quant à Hernando Pizarro, il meurt en Estrémadure en 1578, après avoir connu la prison pendant plus de 20 ans.

S’il ne pouvait, pour un tel sujet, s’abstraire d’un contexte événementiel aussi riche et complexe, l’historien n’en est toutefois pas resté prisonnier : par une série de réflexions ou de mises en perspective suggestives, Bernard Lavallé a su ménager au lecteur des pauses bienvenues. L’auteur explicite parfaitement les enjeux de la conquête; il sollicite judicieusement des auteurs aussi éminents que Rafael Varòn Gabai -au sujet de la fortune des Pizarro, par exemple- ou James Lockhart -dont l’étude prosopographique nous apprend, entre autres, que les hommes qui accompagnaient Pizarro au moment de Cajamarca n’étaient pas tous aussi analphabètes que leur chef. Si les chroniqueurs sont cités, c’est avec parcimonie et pour des raisons évidentes; ainsi par exemple, sur la prise de Cuzco, Bernard Lavallé regrette que l’historien ne dispose pas de témoignages aussi riches que ceux que les Espagnols ont laissés sur leur entrée à Tenochtitlàn-Mexico : Francisco Pizarro n’est pas Cortés -il ne sait pas écrire et ne nous a pas renseignés sur “sa” conquête- et le chroniqueur Pedro Pizarro n’a pas l’envergure d’un Bernal Dìaz del Castillo…

Finalement, cette biographie a les qualités et les défauts du genre : elle fournit au lecteur cultivé, à commencer par le professeur d’histoire désireux de nourrir un cours sur la conquête des Amériques, une belle somme d’informations, alimentée aux meilleures sources et exposée de façon équilibrée; elle n’apporte toutefois rien qui ne soit déjà connu du spécialiste. Mais, avec un tel personnage, l’historien pouvait-il faire mieux ?

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