Camille Dejardin s’intéresse dans cet ouvrage aux femmes entrepreneuses au XVIIIe siècle, dans la lignée de son livre consacré à Madame Blakey, une femme entrepreneuse au XVIIIe siècle. Elle élargit ici son point de vue, s’efforçant de dresser un tableau d’un ensemble de femmes qui, loin de se contenter du peu qu’on voulait bien leur accorder, ont su développer des stratégies pour se faire une place là où on ne les attendait pas, en l’occurrence l’entreprise, qu’elle prenne la forme d’une grande industrie ou d’une modeste boutique, témoignant ainsi du fait que l’invisibilité n’est en rien synonyme d’absence de pouvoir.

Des entrepreneuses oubliées

Plusieurs problématiques guident la réflexion de Camille Dejardin. La première d’entre elles consiste logiquement à s’interroger sur l’identité, l’origine et le parcours qui conduit des femmes à devenir entrepreneuses dans un contexte qui leur est à priori défavorable. Il s’agit ensuite de déterminer la manière dont elles ont mené leur carrière et les obstacles auxquelles elles ont pu être confrontées. Enfin se pose la question des ressources dont elles ont pu bénéficier et des stratégies qu’elles ont pu déployer.

Elle commence par présenter les étapes indispensables à un sujet de recherche délicat, puisqu’il s’agit de sortir de l’obscurité,un aspect de l’histoire des femmes, arbitrairement invisibilisées par une histoire officielle qui a longtemps été l’apanage des hommes, au profit des hommes. Elle présente ainsi une analyse historiographique, puis une critique des sources, soulignant le fait qu’il faille accepter d’écrire une histoire nécessairement marquée par des lacunes, avec des femmes difficilement identifiables car dans l’ombre, qu’elles aient été invisibilisées ou que cette situation résulte d’un choix volontaire de leur part. Aussi, tout exercice de quantification s’avère-t-il foncièrement impossible : on ne peut que se limiter à quelques parcours et à partir de là, s’efforcer d’en tirer quelques leçons et d’esquisser un certain nombre de conclusions.

Portraits d’entrepreneuses

Plusieurs beaux portraits de femmes entrepreneuses jalonnent d’ailleurs cet ouvrage. On retrouve bien évidemment la figure de Marguerite Blakey, propriétaire du Magasin Anglais à Paris, à laquelle l’autrice consacre un chapitre. Mais aussi une figure pionnière, ayant en quelque sorte posé les bases pour les entrepreneuses du XVIIIe siècle : celle d’Olive de Lestonnac, propriétaire de Lamothe-Margaux et femme d’affaires redoutable, morte en 1652. Ou bien encore des figures célèbres : celle de Barbe Nicole Ponsardin, entrepreneuse devenue marque sous le nom de Veuve Clicquot-Ponsardin ; celle de Rose Bertin, « ministre des Modes » de la reine Marie-Antoinette. Sans oublier des femmes qui se sont retrouvées à la tête d’entreprises importantes, comme Amélie de Berckheim, patronne de la maison De Dietrich, ou Marie-Catherine de Maraise, collaboratrice de son époux et de Christophe-Philippe Oberkampf dans les premières décennies d’existence de la manufacture des toiles de Jouy.  Enfin, Camille Dejardin s’intéresse également à des femmes plus modestes et aux parcours plus obscurs, tels ceux de Marie Courveolle ou de Marie Barbe et de Perrine Testu. Ne se contentant pas des femmes entrepreneuses à Paris et en province, l’autrice propose à plusieurs reprises de traverser l’Atlantique afin de dresser des portraits d’entrepreneuses en Nouvelle-France, au Québec plus précisément, avec − entre autres − Marie-Anne Barbel ou Louise de Ramezay.

Des femmes d’affaires, envers et contre tout

Camille Dejardin distingue deux catégories d’entrepreneuses. Les premières sont celles qui mènent seule leur barque, incarnant donc pleinement et entièrement une entreprise qu’elles ont soit créée, ou dont elles ont hérité. Ce sont les plus visibles, mais certainement pas les plus nombreuses. Pour elle, il importe par conséquent de prendre en compte toutes les autres, venues se greffer à une affaire déjà existante, à laquelle elles s’associent, ou bien s’adjoindre à la démarche d’un entrepreneur qui ne rencontre aucune difficulté manifestement à y associer une femme, surtout lorsqu’il s’agit de couples d’entrepreneurs. Le souci pour l’historien, c’est qu’une bonne partie de ces épouses sont demeurées dans l’ombre de leurs maris, avec ou sans lequel d’ailleurs elles ont géré leurs affaires. Il y a donc peu de chances de pouvoir redonner à ces femmes la place qu’elles avaient eu en leur temps.

Les femmes entrepreneuses ont donc sans doute été plus nombreuses qu’on ne le pense, Camille Dejardin insistant sur le fait que les limites imposées aux femmes en matière de travail et même d’entreprenariat étaient à l’époque moderne plus institutionnelles que sociales. Le carcan juridique inégalitaire, qui prive les femmes de leur autonomie et de leur liberté est en effet le principal frein à l’entreprenariat féminin et l’une des principales explications à des contributions qui demeurent aujourd’hui largement obscures. Pour certaines, il est toutefois plus facile de transgresser l’ordre établi : cela tient à leur statut juridique au sein de la société. Le fait qu’elles soient veuves, célibataires ou mariées modifie en effet considérablement la façon dont elles vont pouvoir exercer leur activité et influer sur les stratégies qu’elles déploient pour dépasser les difficultés qui se présentent à elles. Entre l’épouse « en puissance de son mari », qui doit déployer nombre de stratégies pour satisfaire ses ambitions (autorisation de l’époux devant notaire, séparation de biens, séparation de corps) et les veuves, dont le statut d’exception leur confère des capacités d’action importantes puisqu’étant désormais considérées comme « capables », la situation des entrepreneuses n’est pas du tout la même. Les femmes seules ayant dépassé l’âge de la majorité (25 ans) acquièrent elles aussi une autonomie juridique assez inédite, mais sont pénalisées par la déconsidération sociale dont elles font l’objet. Aussi sont-elles plus rares à gérer des affaires. Pour toutes ces femmes, quel que soit leur statut, leur réussite passe par leur capacité à s’inscrire et à s’appuyer sur des réseaux sociaux, mixtes ou masculins, où elles vont pouvoir trouver conseil, soutien, voire un associé ou un prête-nom derrière lequel elles pourront se cacher. Mais la solidarité s’exerce également au féminin, notamment au sein des rares mais non moins notables communautés de métier féminines.

Pour conclure, cet ouvrage rend justice à des femmes dont le destin a été longtemps occulté, même si l’autrice souligne que le tableau dressé dans cet ouvrage demeure largement incomplet. Mais incontestablement pour elle, ces entrepreneuses du XVIIIe siècle, qu’elles soient à la tête d’une grande industrie ou d’une modeste boutique, se situent quelque part entre la norme et l’exception.