Cet ouvrage est issu d’une thèse en histoire moderne et contemporaine, entreprise sous la direction du professeur Olivier Forcade, et soutenue à l’université Paris-Sorbonne le 15 avril 2015 par François Romon. Professeur émérite de l’université de technologie de Compiègne, François Romon est le fils de Gabriel Romon, polytechnicien, radioélectricien, diplômé de l’Ecole supérieure d’électricité de Paris (ESE), officier de l’Armée d’armistice, résistant, arrêté par la Gestapo le 12 décembre 1943, condamné à mort pour espionnage par un tribunal allemand et fusillé avec 23 autres résistants, le 21 août 1944. Gabriel Romon est l’incarnation, avec quelques autres officiers supérieurs, eux aussi polytechniciens et diplômés de la même section radioélectricité de l’ESE, affectés dans les mêmes services techniques de transmissions, les mêmes bureaux d’état-major, ou les mêmes unités de transmetteurs, d’une résistance que ce livre nous fait découvrir. Ils sont en effet les acteurs d’une résistance très peu connue, celle des officiers dirigeants les services techniques des transmissions, et des opérateurs radio civils et militaires de ces services. C’est sans doute la spécificité de cette résistance des transmetteurs radioélectriciens qui explique qu’elle soit restée ignorée du grand public et très peu étudiée par les historiens.

Un apport de qualité à l’historiographie de la Résistance

François Romon n’a pas connu son père : il était dans son berceau quand la Gestapo est venu l’arrêter. C’est après avoir pris connaissance des archives familiales, que François Romon a décidé d’entreprendre un travail de recherche qu’il a poursuivi pendant une dizaine d’années. Il a pu consulter de nombreuses autres archives privées, celles des familles d’officiers transmetteurs camarades de résistance de Gabriel Romon ; puis il a travaillé dans les archives publiques (Archives nationales, Service historique de la Défense, divers dépôts d’archives départementaux). Sa bibliographie montre également la consultation quasi exhaustive de quantité d’ouvrages et articles spécialisés, ainsi bien sûr que tous les ouvrages fondamentaux concernant la Résistance française. Bien que traitant d’un domaine très technique, l’ouvrage est très accessible, clairement construit, structuré par des sous-titres mettant en évidence les idées essentielles, doté d’une introduction et d’une conclusion qui aident beaucoup à la compréhension de l’ensemble. Complété par une quarantaine de biographies, un ensemble de documents en annexe, une liste des sources, une imposante bibliographie et une préface de l’historien Laurent Douzou, cet ouvrage nous fait découvrir une résistance dont les origines, les acteurs, les modalités d’organisation et les types d’activités sont profondément originaux. L’historiographie de la Résistance s’enrichit incontestablement par cet apport nouveau.

Cinq officiers de l’Armée d’armistice, acteurs majeurs de la résistance des transmetteurs

L’auteur suit plus particulièrement les parcours de cinq officiers transmetteurs : Gabriel Romon, Marien Leschi, Paul Labat, Edmond Combaux et André Mesnier, qui furent les principaux responsables de cette résistance. Leur résistance a été continue, de la défaite à la libération. Elle a toujours poursuivi les mêmes objectifs : le renseignement militaire des états-majors alliés et de la France libre et la liaison de commandement entre la résistance intérieure et ces états-majors. Ils ont tous utilisé pour mener à bien leur combat les mêmes techniques d’écoutes radioélectriques et de transmissions. Toutes leurs activités de résistance menée au sein des services techniques des transmissions ont été reconnues à la Libération comme action, dès le lendemain de l’armistice de juin 1940. Ils sont en effet resté en fonction dans leurs grades et affectations de l’Armée d’armistice, mais ils ont immédiatement décidé de mettre leurs compétences techniques au service de la Résistance en considérant que leur véritable ennemi était l’Allemagne et non l’Angleterre comme le leur demandait le gouvernement de Vichy, et en transmettant des renseignements clandestinement aux Alliés.

Ils ont été à l’initiative de la création d’organismes et de structures administratives, acceptées par leurs supérieurs en particulier le général Weygand, ce qui leur a permis de camoufler la partie résistante de leurs activités tandis qu’ils demeuraient en poste dans l’Armée d’armistice.
Gabriel Romon a eu l’idée, suite à la signature de l’armistice de juin 1940, de la création du Groupement des contrôles radioélectriques (GCR) : il en est le directeur technique et il a été l’un des animateurs de son activité secrète de renseignement militaire au profit des états-majors alliés. Son compagnon d’armes et ami Marien Leschi est le chef du Service radioélectrique de sécurité du territoire (SRST). Paul Labat est directeur général du GCR et, en même temps, le chef de l’ex Section d’étude des matériels des transmissions (SEMT) ; il a été, parallèlement, le directeur du Cadre spécial temporaire des transmissions de l’Etat (CSTTE), organisme officiel créé au sein des PTT, à son instigation, pour soustraire du mieux possible l’activité des transmetteurs du contrôle de l’occupant, en les transformant en ingénieurs et agents des PTT. Edmond Combaux est officier du troisième Bureau de l’état-major de l’Armée d’armistice ; il est en même temps chargé de mission du Service de renseignement français (SR) camouflé sous l’Occupation. André Mesnier dirige la section Transmissions de la Direction des services de l’armistice (DSA).

Avant novembre 1942, c’est Paul Labat qui est l’animateur de cette résistance. Après novembre 1942, c’est Gabriel Romon qui prend cette place : en mai 1943, il crée, avec des opérateurs radio recrutés essentiellement au sein du GCR, des centrales clandestines d’interception du trafic radio allemand avec pour objectif de renseigner la direction des services spéciaux de l’Armée française reconstituée en Afrique et l’Intelligence service britannique à Londres. Ces centrales clandestines sont réunies à partir de juillet-août 1943, pour former sous l’égide du Noyautage des administrations publiques (NAP) des PTT, le Service des transmissions nationales (STN) qui a été finalement entièrement intégré au réseau Alliance, où il prit le nom de « Groupe Romon ».

Les officiers transmetteurs qui sont les acteurs de cette résistance n’ont pas obéi à un ordre de leur hiérarchie ; ils ne se sont pas engagés dans un mouvement ou dans un réseau de résistance déjà constitué, qu’il s’agisse des mouvements de zone Sud, des réseaux britanniques, ou du BCRA de la France libre ; leur motivation de résistance est essentiellement patriotique.

Une résistance progressive : d’abord secrète, puis clandestine

Les modalités de leur résistance sont originales : ils l’ont conduite d’abord sous couvert du CSTTE qui est qu’une création est une institution du régime de Vichy et ensuite, après novembre 1942 et la dissolution de l’Armée d’armistice, ils sont tous entrés dans la clandestinité, en rejoignant différents réseaux et organisations de la Résistance intérieure, mais en restant toujours coordonnés entre eux.

Ce fut d’abord une résistance secrète menée au sein des services officiels de l’Armée d’armistice et en même temps au sein des PTT. Pendant cette période ils ont continué à utiliser contre l’occupant allemand leurs compétences professionnelles, comme ils l’avaient fait contre l’envahisseur dans les combats de septembre 1939 à juin 1940. Ils ont alors su jouer de leur position de responsables de services importants de l’Etat français afin d’en obtenir les moyens d’agir secrètement, notamment en étant transformés en ingénieurs des PTT. L’auteur fait observer qu’ils « ont pu croire qu’ils résistaient tout en obéissant à leur hiérarchie« . Des éléments essentiels leur permettent de s’organiser d’abord dans le secret, puis dans la clandestinité : les solidarités de camarades de Polytechnique et de l’ESE, de frères d’armes, de collègues de leur profession, appartenant à une même corporation d’officiers et d’ingénieurs de l’Etat. Bien que cette première phase de leur résistance se soit déroulée au sein de l’appareil du régime de Vichy, l’auteur considère que ces officiers ne sont pas des « vichysto-résistants », car rien ne permet de dire qu’ils aient adhéré au programme de la Révolution nationale de Pétain, ni même qu’ils aient cru au double jeu du maréchal.  » Ils se trouvaient au service de l’Etat français parce qu’ils y avaient été nommés, pas parce qu’ils avaient choisi, c’était leur métier d’appartenir à l’Armée d’armistice. »

Après novembre 1942, ils décident d’entrer dans la clandestinité. C’est bien sûr une véritable rupture, mais contrairement à d’autres militaires de l’Armée d’armistice, ceux qui fondèrent l’ORA par exemple, ils avaient déjà eu l’expérience des actions secrètes et ils avaient déjà mesuré les risques qu’ils prenaient. Ils menèrent alors une résistance clandestine au sein de différents réseaux et organisations : l’Armée secrète, l’ORA ( Organisation de Résistance de l’Armée), le NAP (Noyautage des administrations publiques), le réseau Alliance, plus rarement dans les réseaux de renseignement créés par le BCRA. Pendant cette période ils ont apporté leurs compétences et leurs moyens techniques aux réseaux et organisations clandestines qui en avaient le plus besoin. Ils ont formé leur propre réseau clandestin, comme l’a fait Gabriel Romon, ou rejoint l’ORA comme l’a fait Marien Leschi. Beaucoup ont rejoint le réseau Alliance, qui travaillait pour les Britanniques. Ils n’ont pas rejoint la France libre, à l’exception notable d’Edmond Combaux : arrivé à Londres en avril 1943, il s’est engagé au BCRA au sein duquel il est devenu le chef du Bloc Planning, concepteur des plans de sabotage la Résistance intérieure, mis en œuvre au moment du débarquement de Normandie

Des actions essentielles, techniques, et demeurées largement méconnues

Deux des actions de résistance des transmetteurs radioélectriciens sont bien connues, parce qu’elles sont les plus spectaculaires : c’est en France qu’ont été décryptées les communications des forces d’occupation chiffrées par la machine Enigma, au PC « Cadix » de Gustave Bertrand où parvenaient les interceptions du GCR faites sous la conduite de Paul Labat et de Gabriel Romon ; c’est en France que furent interceptées les communications du haut commandement allemand sur les lignes téléphoniques souterraines à longue distance Paris-Berlin, sur une initiative d’Edmond Combaux, renseignements connus sous le nom de « source K ».

Mais ils sont aussi les acteurs d’une résistance quotidienne technique et moins spectaculaire. Leur mission officielle avant novembre 1942 est celle des écoutes radioélectriques : écoutes et enregistrements de presse, captation du trafic automatique sélectionné des grandes stations mondiales, écoute et goniométrie des émissions de nature définies susceptibles d’intéresser des autorités habilitées à en demander l’interception, surveillance générale des émissions clandestines effectuées sur le territoire français. Tout en satisfaisant aux missions officielles qui leur sont assignées par le gouvernement de Vichy, Paul Labat et Gabriel Romon mettent le matériel et les compétences des opérateurs radio volontaires au service du recueil de renseignements sur les forces d’occupation, par interception de leurs communications. Ils ont aussi effectué des dérivations de lignes téléphoniques souterraines à longue distance, et des transmissions radio de renseignements aux forces alliées. A côté du renseignement, ils ont fait du camouflage de matériel, ainsi que du recrutement et de la formation de techniciens radio volontaires. A l’initiative des officiers résistants, du matériel d’équipement des transmissions militaires interdit par l’occupant a été fabriqué secrètement par des entreprises de l’industrie électronique qui ont accepté d’en supporter les risques.

Pour les réseaux de renseignement leurs compétence technique a été d’une très grande importance, même s’il est impossible de l’évaluer précisément par des critères objectifs :  » Tous les transmetteurs et tous les historiens de l’Armée de terre et du renseignement français sous l’Occupation s’accordent pour dire et pour écrire que Romon, Leschi, Labat et les autres transmetteurs des services techniques ont mené des actions très importantes et très utiles à la Résistance. Mais qui peut juger de leur efficacité ? Comment les évaluer ? Les services britanniques, principaux destinataires des résultats des actions de renseignement menées par les transmetteurs résistants, ont publié leurs éloges ; ils leur ont fait attribuer des médailles (…) Mais comme ils refusent d’ouvrir leurs archives aux chercheurs, nous ne savons pas ce qu’ils reconnaissent et récompensent ainsi. »

Une terrible répression

Les premières arrestations des transmetteurs résistants et membres du réseau Alliance eurent lieu de juin à septembre 1943. Avec Marien Leschi furent arrêtés les principaux cadres du SRST en juillet et octobre 1943, puis en janvier 1944. Avec Gabriel Romon, furent arrêtés les principaux cadres du GCR du 12 au 14 décembre 1943. Les arrestations de Paul Labat, d’André Mesnier et de nombreux autres résistants du GCR et du « Groupe Romon » du réseau Alliance eurent lieu de décembre 1943 à mars 1944.

Gabriel Romon a été arrêté par la Gestapo, condamné à mort par le tribunal de guerre du Troisième Reich et fusillé à Heilbronn avec 23 autres membres du réseau Alliance, le 21 août 1944 ; il avait 39 ans. Arrêté par la police française, qui l’a livré aux Allemands, Paul Labat a été déporté au camp de Schirmek et massacrés par les SS au Struthof avec 106 autres membres du réseau Alliance, dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944 ; il avait 44 ans. Arrêté par la Gestapo, André Mesnier a été déporté à Dachau puis au commando d’Allach où il est mort de faim et d’épuisement le 20 décembre 1944 ; il avait 42 ans. Arrêté par la Gestapo, Marien Leschi a été déporté à Dora, d’où il a été libéré en mai 1945

Une plaque mémorielle de la Résistance des transmissions a été posée à l’Hôtel national des Invalides, 9 novembre 1947. Elle porte les noms de 52 résistants et de quatre résistantes. Depuis le 27 septembre 1997, elle se trouve dans la salle d’honneur du huitième régiment de Transmissions, à la forteresse du Mont Valérien.

L’importance de l’héritage technique et institutionnel

Une réorganisation en profondeur des PTT a été opérée sous l’Occupation qui, dans ses grandes lignes, a perduré après le régime de Vichy. Ce sont les services techniques des transmissions qui ont directement participé à la création du Centre national d’études des télécommunications en mai 1944 (CNET). Le décret de création du CNET, signé par Pierre Laval de 4 mai 1944, est purement et simplement validé par De Gaulle le 29 janvier 1945, avec des attendus faisant très explicitement référence à l’œuvre entreprise par le régime de Vichy en la matière et en assumant entièrement l’héritage.  » Les actions secrètes de résistance menées par les transmetteurs de la SMET ont donc bien facilité le redéploiement de la technologie des télécommunications française la Libération« . Par la suite, les PTT ont repris la maîtrise de l’ensemble des recherches menées au CNET, qui est alors devenu le très important centre de recherche et développement de l’opérateur national France Télécom. D’autres institutions créées par l’Etat français ont été maintenues la Libération : c’est le cas de l’Ecole d’application des transmissions, et aussi du GCR de Gabriel Romon, très explicitement est très officiellement reconduit par le gouvernement du général De Gaulle. Edmond Combaux a fini sa carrière comme inspecteur général des Transmissions, et Marien Leschi comme général des Transmissions et directeur général adjoint de la Radio Télévision française (RTF).

© Joël Drogland