Le syndrome d’Asperger a longtemps été classé parmi les troubles du spectre autistique, trouble envahissant du développement. Il se manifestait, entre autres, par des difficultés à communiquer, à établir des rapports sociaux, à supporter le bruit ou un environnement très stimulant. Ce syndrome a été défini par le psychiatre autrichien Hans Asperger, médecin allemand, réputé pour avoir sauvé des enfants autistes de l’extermination nazie.

Edith Sheffer, professeure d’histoire à l’université de Berkeley/Californie, présente une étude approfondie de l’œuvre d’Hans Asperger dans le contexte nazi de la biologisation des catégories. 

Edith Sheffer définit le IIIe Reich comme un régime du « diagnostic » et de la « perfectibilité ». Dans leur projet de composer une nouvelle société selon une approche biologique raciale, les nazis ont donné une importance cruciale aux neuropsychiatres. Ceux-ci étaient chargés d’étudier le cerveau et les pathologies mentales afin de définir de nouvelles catégories d’individus. Ils s’appuient sur un concept flou, celui de « gemüt », qui correspond à « l’âme », et qui est un élément essentiel de l’idéologie nazie. Le « gemüt » se traduit par la capacité à nouer des liens sociaux. Le régime, qui définit la société allemande comme un corps biologique, cherche autant à intégrer ceux qui peuvent l’être qu’à éliminer les autres. À chacun de prouver non seulement sa capacité à nouer des liens sociaux mais également son désir de le faire…

Né en 1906 à Vienne (Autriche), Hans Asperger est un catholique rigide, proche des milieux catholiques traditionnels. Il est diplômé de médecine en 1931. En 1934, il rejoint le parti austro-fasciste. Après 1938, il adhère aux théories nazies. Ayant intégré le service pédiatrique de l’hôpital de Vienne, il étudie les enfants. Il fait passer des tests d’intelligence, développe les pratiques compassionnelles permettant, autant que possible d’inclure les enfants. En 1943, il décrit pour la première fois le syndrome autistique. Il décrit certains enfants comme ayant des difficultés ou une incapacité à interagir socialement. Il se pose alors la question de savoir si ces enfants sont déficients ou différents. Il se pose la question de savoir s’il possède le « gemüt » ou non…

Edith Sheffer rappelle que le meurtre d’enfants est le premier meurtre de masse du régime nazi. Elle révèle le rôle d’Asperger, décrit comme froid et distant, dans cette tuerie. S’il sauve certains enfants, Asperger en condamne d’autres selon des critères qui n’ont rien de compassionnels et de scientifiques. S’il diagnostique autant que possible les garçons comme autistes et tente de les intégrer à la société, il catégorise les filles comme asociales et les condamne à l’élimination. Les théories raciales et eugéniques des nazis imposent leur classification des humains à un Hans Asperger qui n’y a jamais été opposé. En 1944, il propose une thèse de psychiatrie appuyée sur la théorie du « gemüt ».

Déconstruisant la « légende », Edith Sheffer propose une étude remarquable, richement documentée, nourrie de nombreux exemples qui entend mettre fin à la controverse sur l’adhésion d’Asperger à la politique eugénique des nazis. Sa lecture est souvent effrayante mais très stimulante. Aux États-Unis, cette publication a suscité de vifs débats au sujet du diagnostic d’autisme Asperger. Le New York Times (https://www.nytimes.com/2018/06/18/books/review/aspergers-children-edith-sheffer.html) a posé ouvertement la question de savoir si l’autisme était une invention nazie. Le syndrome d’Asperger a été retiré de la classification internationale des troubles mentaux. Cette étude interroge sur le processus de création des catégories et sur l’usage que certains régimes politiques font de ces catégories. Elle interroge sur le fait que nombre de psychiatres allemands et autrichiens, dont Asperger, ont continué à pratiquer et à enseigner après la disparition du IIIe Reich. Elle intéressera autant les passionnés d’histoire de la psychiatrie que d’histoire culturelle.

Jean-Marc Goglin