Québec, Canada français, Jésuites, littérature canadienne française
Professeur-documentaliste certifié à Tours. Titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine intitulée « Les radicaux et les radicaux-socialistes en Indre-et-Loire (1928-1934) », soutenue en 1992, sous la direction de Michèle Cointet-Labrousse.

Edward D. Blodgett : Un canadien anglophone spécialiste de l’histoire littéraire canadienne francophone

Edward Dickinson Blodgett est membre de la Société royale du Canada et professeur émérite. Il a été le premier titulaire de la Chaire Louis-Desrochers en études canadiennes (2008-2010) à l’Université de l’Alberta. Il a été récipiendaire du Prix du Gouverneur général (poésie et traduction). Il est l’auteur entre autre de Invention à cinq voix. Une histoire de l’histoire littéraire au Canada, traduit par Patricia Godbout et paru aux Presses de l’Université Laval (2012). Le professeur E.D. Blodgett présente dans cet essai original le résultat de sa réflexion sur les traits fondamentaux de la littérature canadienne-française/québécoise. Pour lui, le lien écriture-histoire est fondamental et constitue l’origine d’un processus d’écriture complexe. Ce processus ou dialogue, selon Blodgett, a constitué les lieux fondateurs de la Nouvelle-France et de l’imaginaire du Canada français. Dans chacun des 12 cas étudiés, on retrouve une figure d’enfant représentant un fils (ou une fille) à la fois idéologique et politique, une figure d’enfant « sacrifié ». Cette thématique de l’enfant « sacrifié », selon l’auteur, serait l’héritage culturel des Jésuites, c’est-à-dire de leur relation avec le Fils de Dieu sacrifié pour le salut de l’humanité.
Outre les habituels remerciements, dans son introduction, Edward Dickinson Blodgett précise que cet ouvrage est la compilation d’une série de 12 conférences en tant que titulaire de la Chaire Louis-Desrochers en études canadiennes (2008-2010) à l’Université de l’Alberta. Ces contributions sont, toutes, précédées de Remarques liminaires. Ces 12 études peuvent être réunies sous forme de 4 problématiques. La première est centrée sur les débuts de la colonisation du Canada français (la Nouvelle France) « Pour en finir avec les commencements ». La deuxième est axée sur les Jésuites (Les Jésuites et la parole originaire, Le Rapport père-fils chez les Jésuites, Les Vies de Marie de l’Incarnation et Les Fils de Marie). La troisième montre combien la littérature du Canada français est coincée entre l’Eglise et la nation entre XVIIe et le XIXe siècle (Le Fils imaginaire de Mme Bégon, L’Enfant et la Nation, Laure Conan et l’idéologie de la douleur et Le silence de Maria Chapdelaine). Enfin, la quatrième démontre comment sur la littérature canadienne française se démarque de l’Eglise et de la nation durant le XXe siècle (La Parole d’Emile Nelligan, Après Nelligan ou les enfants autonomes et La Révolution tranquille et plus tard).

Pour en finir avec les commencements (Conférence 1)

La première conférence revient sur les débuts de la colonisation du Canada français (la Nouvelle France) « Pour en finir avec les commencements ». Selon Edward Dickinson Blodgett, l’origine de la Nouvelle-France vient avec la fondation de Québec, en 1608, par le français Samuel de Champlain : le père et le fondateur de la Nouvelle-France.

La notion d’enfance sacrifiée au Canada français : Les Enfants des Jésuites (Conférence 2, 3, 4 et 5)

Les Jésuites ne sont pas les seuls responsables de l’usage fait de l’enfant dans la culture québécoise mais ils jouent un rôle de tout premier plan. En Nouvelle France, les Jésuites ont pour mission de convertir les autochtones. Mais, avec les Jésuites, tout ce qu’ils faisaient était soigneusement documenté. Leurs activités et leurs écrits étaient si profondément imbriqués les uns dans les autres qu’il est possible de dire que les uns n’étaient pas possibles sans les autres. Ce n’est que par leur écriture que les historiens peuvent comprendre leur vision du monde. Bref, l’écriture des Jésuites est leur vision du monde : c’est la démonstration de la deuxième conférence intitulée « Les Jésuites et la parole originaire ». Les Jésuites ont trouvé leur vocation en devenant des missionnaires et des martyrs, relatés dans les « Relations » afin de plaider la cause des Jésuites en Nouvelle-France dans le Royaume de France du XVIIe siècle. La troisième étude appelée « Le Rapport père-fils chez les Jésuites » aborde l’importance du thème de l’enfant (surtout de l’Enfant de Dieu), dans la perspective jésuite. La quatrième analyse traite de « Les Vies de Marie de l’Incarnation ». En tant que mère supérieure du convent des Ursulines, Marie de l’Incarnation a accompli un rôle de femme-apôtre. Les directeurs de conscience de Marie de l’Incarnation (tous jésuites) poussent cette dernière à écrire son autobiographie montrant la profondeur de sa vie spirituelle et mystique tandis que sa correspondance éclaire les aspects les plus quotidiens de sa vie. Contrairement à sa volonté, son fils (biologique) Claude Martin va publier son autobiographie et sa correspondance en retouchant les deux textes dans un but hagiographique. La cinquième contribution intitulée « Les Fils de Marie (de l’Incarnation) » décortique les relations fils/mère entre le fils biologique (et terrestre) Clément Martin d’un côté et de l’autre côté avec le fils spirituel : Jésus-Christ.

La notion d’enfance sacrifiée dans la littérature canadienne francophone : entre l’église et la nation (Conférence 6, 7, 8 et 9)

La sixième conférence, appelée « Le Fils imaginaire de Mme Bégon », analyse l’œuvre de Elisabeth Bégon (1696-1755) qui a eu une relation épistolaire (de 1648 à 1653, soit durant 5 ans) avec son gendre Michel (son « cher fils ») dont elle est tombée amoureuse platoniquement. Elle en mourra de chagrin deux ans plus tard. La septième conférence intitulée « L’Enfant et la Nation », utilise comme matériau le célèbre roman québécois « Les Anciens Canadiens » (1863) de Philippe Aubert de Gaspé père (1786-1871). Ce roman, important en soi, joue un rôle inestimable de texte de transition entre deux moments historiques et surtout entre les textes des Jésuites d’un côté et ceux qui construisent un monde fictif de l’autre. La huitième conférence porte sur « Laure Conan et l’idéologie de la douleur ». Cette écrivaine québécoise dont le nom est Marie-Louise Félicité Angers (1845-1924) (mais plus connu sous son nom de plume Laure Conan) a été fort célèbre au Canada français avec son roman « Angéline de Montbrun » (1882), où la femme se sacrifie par amour et érotisme pour un homme mais plus pour Dieu. La neuvième conférence, intitulée « Le silence de Maria Chapdelaine », faisant référence au fameux roman (1914) de Louis Hémon (1880-1913) est le premier texte dans l’histoire de la littérature canadienne-française qui réunit tous les éléments du mythe moderne.

La notion d’enfance sacrifiée dans la littérature canadienne francophone : en dehors de l’église et la nation (Conférence 10, 11 et 12)

La dixième conférence s’intéresse à « La Parole d’Emile Nelligan ». Emile Nelligan (1879-1941), le premier grand poète dans l’histoire de la littérature canadienne-française, est mort littérairement avec la publication de son œuvre en 1903 suite à son internement de 1899 (à 20 ans) pour ensuite mourir civilement en 1941, à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, à Montréal. Ce poète est devenu à son tour un véritable mythe par son attrait et l’éclat de sa poésie. La onzième conférence, appelée « Après Nelligan ou les enfants autonomes », étudie 4 textes qui représentent les efforts de l’époque (de 1918 à 1945) pour parvenir à la modernité au Canada français. Ces 3 romans : « La Scouine » (1918) d’Albert Laberge (1871-1960), « Menaud maître-draveur » (1937) du Père Félix-Antoine Savard (1896-1982) et « Trente arpents » (1938) de Philippe Paneton dit Ringuet (1895-1960) sans oublier le manifeste intitulé « Refus global » (1948) de Paul-Emile Borduas (1905-1960). Ce dernier fait la promotion de l’autonomie dans son manifeste mais il a su respecter un certain fond culturel sans accorder autant d’importance aux idéaux de la nation et du devoir. La douzième conférence, intitulée « La Révolution tranquille et plus tard », étudie l’auteur Gabrielle Roy (1903-1983) à travers son roman « La Route d’Altamont » (1966) et le célèbre roman de Réjean Ducharme (né en 1941) « L’Avalée des avalés » (1966). Malgré la sécularisation de la société québécoise, la tradition des représentations culturelles de l’enfance dans la littérature du Canada français n’est pas sur le point de disparaître complètement de l’imaginaire social.

En guise de conclusion, la culture jésuite aurait en effet été fondée sur l’idéal – l’aventure – chevaleresque du Moyen Âge et ancrée dans une profonde croyance que la voie du martyre mène au salut éternel. Cette croyance, écrit Blodgett, aurait imprégné la mentalité de la Nouvelle-France et aurait longtemps été une force déterminante dans la littérature du Canada français. L’histoire de cet engagement a été racontée dans Les Relations, textes destinés au recrutement de la jeunesse française. Toujours à la recherche de la pureté, de l’innocence et de la jeunesse, les Jésuites ont fait de l’enfance l’objet de leurs aspirations les plus profondes. Se considérant eux-mêmes enfants de Dieu, ils acceptaient volontiers de se soumettre à la volonté du Père divin, à tel point que leur foi aveugle les amènera à s’infliger des supplices et même à anticiper les joies du martyre. Les Jésuites seront donc les premiers « enfants sacrifiés » de la littérature québécoise. D’autres suivront aux cours des 17e et 19e siècles, pris entre l’Eglise et la nation mais ces institutions seront rejetés au 20e siècle sans pour autant faire disparaître le mythe de l’enfant sacrifié dans l’imaginaire des Canadiens français.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)