A une collègue de maths qui demandait comment je savais « autant de choses » sur le conflit syrien, j’ai répondu que je lisais régulièrement la revue Moyen-Orient. C’est un peu normal puisque j’en fais le compte rendu tous les trois mois pour les Clionautes. Mais mes impressions premières se confirment : nous avons là un très bon outil de travail qui est à des lieues de ce qu’on peut lire sur le monde arabo-musulman dans la presse « mainstream ». Et une fois de plus, pour ce numéro 16, il est difficile de faire des choix tant les articles sont pertinents.

L’Irak dix ans après

Le dossier central avec ses dix articles s’attache à faire un bilan de dix ans d’évolution irakienne. Un choix adapté à l’actualité puisqu’il cadre avec l’anniversaire de l’intervention américaine de 2003, et avec elle les espoirs déçus d’une démocratie libérale arabe. Car l’objectif de George W. Bush n’a pas été atteint. Non seulement la situation est plus instable que du temps de Saddam Hussein, mais en plus les ONG libérales, « civiles » et laïques sont soupçonnées de faire le jeu de l’entrisme occidental. Comme d’usage, nous trouverons une excellente cartographie de l’Irak (communautés, condition féminine, effets de la guerre civile) et une chronologie. Loin d’apporter la paix en Irak, les forces US ont en fait permis le déclenchement d’une guerre civile entre Chiites et Sunnites qui couvait depuis l’installation en 1979 de Saddam Hussein au pouvoir. Ce dernier, issu d’un clan sunnite minoritaire, à tout fait de 1979 à 2003 pour contrecarrer les Chiites majoritaires (60%) dans le pays, par l’intermédiaire du parti Baas. On peut ici évoquer la longue guerre (1980-88) qui opposa l’Irak de Hussein et son voisin chiite iranien. Revenus au pouvoir et majoritaires, les Chiites ont petit à petit éliminé les éléments sunnites du gouvernement, notamment depuis que Nouri al-Maliki est devenu premier ministre en 2006. Gilles Chenève fait un très bon article sur cet homme simple, sans faiblesse apparente, mais qui fait preuve d’une solide détermination dans son ascension politique au point qu’aujourd’hui il incarne une nouvelle forme d’autoritarisme, à l’instar de Recep Erdogan en Turquie.

Antagonisme Sunnite – Chiite

Quelques pages plus loin Karim Sader montre comment l’antagonisme sunnite/chiite ne peut résumer l’imbroglio politique irakien. Le camp chiite est divisé, et certains sunnites ont l’appui de forces chiites. A cela il faut rajouter au nord les Kurdes du Kurditan irakien qui jouent leur propre partition. Comme l’indiquent Pierre-Jean Luizard, Fanny Lafourcade et Hamed Nasser, le pays est incapable de se trouve une identité commune du fait de la prééminence du religieux sur le civil. La société civile elle -même n’existe pratiquement pas en tant qu’acteur indépendant : « la neutralité et le civisme n’ont pas leur place », peut-on lire page 35. Parmi les civils les femmes payent un lourd tribut social et psychologique. Comme les Allemandes de l’Est dans les années 90-2000, les Irakiennes ont vu leur condition se dégrader avec la chute de Saddam Hussein. Elles réclament essentiellement de la stabilité et de la sécurité, l’accès aux biens de première nécessité dans le cadre de l’Islam, sans rêver de mœurs occidentales. Une sécurité que le régime actuel d’al-Maliki ne peut leur apporter, et cela malgré la richesse du pays en pétrole. En effet l’article de Myriam Benraad sur la pétrole irakien montre que cette ressource est toujours l’objet d’un marché rentier et obscur, naviguant entre corruption, dérives et carences juridiques. Or, en dehors du pétrole, l’Irak n’a pas été capable de mettre en place une économie nationale diversifiée. Le dossier se clôt sur les transformations urbaines de Bagdad entre 2003 et 2013. Caecilia Pieri y explique comment la ville s’est transformée en une mosaïque d’espace distants, certains sécurisés, d’autres précarisés. Les photos montrent l’omnipotence des hauts-murs de béton, appelés « T-walls » car en forme de T inversé, devenus mobilier urbain usuel, qu’on peut déplacer selon les besoins.

Féminisme et fethullaçi, Beyrouth et Tamanrasset

Le reste du trimestriel est composée de plusieurs articles intéressants à des dégrés divers, et selon les besoins des lecteurs. On y trouvera une mise au point très pointue de Zarah Ali sur les relations entre le féminisme et l’islam où l’on voit qu’à travers la relecture du Coran et sa réinterprétation vis à vis du monde moderne (Itjihad) les femmes musulmanes ententend peser de tout leur poids dans l’échiquier politique arabo-musulman, tout en respectant les croyances et en portant le voile. Le féminisme musulman remet en effet en cause les modalités de lutte du féminisme de type occidental pour adopter un féminisme intégré dans l’islam. On trouver aussi un article sur Fethullah Gülen, un prédicateur influent en Turquie, venu d’Anatolie et qui cherche à réduire l’héritage kémaliste turc, ainsi qu’un article sur les transformations de Beyrouth, ce qui peut permettre de faire une comparaison avec Bagdad, évoquée plus haut. Reste une petite cerise, l’article de Bruno Lecoquiere sur le Sahara, « désert habité et terre de passage ». En six pages condensées, Lecoquière remonte l’histoire du Sahara et montre ses évolutions actuelles, avec notamment l’implantation d’Aqmi et l’intégration progressive du territoire saharien dans la mondialisation. Une belle leçon d’histoire-géographie, qu’on pourra utiliser dans un cours sur la mondialisation, encore qu’il manque une cartographie adéquate au contenu.

Mathieu Souyris,
Collège de Plum, Mont-Dore, Nouvelle-Calédonie