Les éditions Les Belles Lettres nous proposent ici une réédition du livre Des hommes ordinaires de Christopher BrowningChristopher R. Browning est professeur émérite d’histoire à l’University of North Carolina, Chapel Hill. Il est considéré comme l’un des grands historiens de la Solution finale. Les Belles Lettres ont publié dans la collection « Histoire » : Politique nazie, travailleurs juifs, bourreaux allemands (2002), Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne (2002), Les Origines de la Solution Finale (2007) et À l’intérieur d’un camp de travail nazi (2010)., ouvrage d’une importance majeure pour la compréhension de la Shoah. Une histoire à hauteur de « tueurs ordinaires », les hommes du 101e bataillon de police de réserve allemande, qui s’inscrit pleinement dans l’histoire de la Solution finale afin d’en comprendre le processus exterminateur.

 

De Josefow aux autres actions meurtrières : liquider le judaïsme européen

Josefow, Pologne, 13 juillet 1942.

Les hommes du 101e bataillon de police de réserve allemande, arrivés en Pologne quelques jours auparavant, se sont emparés des 1 800 Juifs de ce village polonais, ont désigné 300 hommes comme « Juifs de labeur », et ont abattu à bout portant, au fusil, 1 500 femmes, enfants et vieillards (chapitres 1 et 7). Le commandant Trapp, ce matin là, a proposé aux plus âgés qui ne se sentaient pas la force de prendre part à cette mission de ne pas participer à cette tâche … une dizaine d’hommes accepteront cette « offre ». Après « l’initiation » de Josefow, le bataillon participe à d’autres phases du massacre de masse des Juifs de Pologne :

  • les massacres de Lomazy, Serokomla ou Konskowola (chapitres 9 et 11)
  • les liquidations des ghettos (Miedzyrzec, Lukow, Parcew, Radzyn, Koch) en vue de leur évacuation vers les centres de mise à mort comme Treblinka et l’encadrement de la déportation (chapitres 10 et 12)
  • la traque et l’élimination systématique de tous les Juifs ayant échappé aux rafles afin de rendre la région de Lublin véritablement judenfrei (chapitre 14). Le point culminant de cette « chasse aux juifs » est l’opération Erntefest (« la fête des moissons ») visant à liquider les juifs du district de Lublin suite aux tentatives de résistance des « Juifs de labeur » comme à Sobibor et Treblinka (chapitre 15). Les hommes du 101e bataillon participent à cette opération dans les camps de Poniatowa, Trawniki et Majdanek. Environ 42 000 Juifs sont tués lors de l’Erntefest.

Ainsi, en seize mois, ces hommes assassinent directement, d’une balle dans la tête, 38 000 Juifs, et en déportent 45 000 autres vers les chambres à gaz de Treblinka, un total de 83 000 victimes … pour un bataillon de moins de 500 hommes !

 

Un livre-enquête

En 1948, quelques responsables du 101e bataillon de réserve de la police sont jugés en Pologne et notamment le commandant Trapp. Si celui-ci est condamné à mort, seule l’accusation de meurtre contre 78 les Polonais tués en représailles de Talcyn est retenue … les 83 000 victimes juives n’intéressent pas les juges ! Il faut attendre le début des années 1960, pour qu’en Allemagne fédérale, on s’intéresse vraiment aux hommes du 101e bataillon. Les dossiers des 210 anciens membres de l’unité interrogés, sont remis aux autorités policières et judiciaires de Hambourg … 14 sont inculpés. Après le long temps des procédures, au début des années 1970, seulement quelques peines de prison sont confirmées. Les comptes rendus des interrogatoires des 210 hommes se trouvent toujours à Hambourg, dans les archives de l’Office du procureur d’Etat. Ils constituent la source première de cette étude.

Ce livre est une donc une véritable enquête s’appuyant sur les témoignages des hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande. Christopher Browning, épluchant et retenant environ 120 dossiers, « véritable face-à-face brutal entre les œuvres monstrueuses de la Shoah et la figure humaine de ses auteurs » (p.5), a ainsi reconstruit une narration détaillée, analysé la dynamique interne de cette unité d’extermination et proposé son interprétation des actions meurtrières menées en Pologne de juillet 1942 à novembre 1943. Pour Pierre Vidal-Naquet, ce que cet ensemble composé d’environ 120 récits « perd en immédiateté, il le gagne en épaisseur temporelle, en richesse contradictoire ». L’auteur y a ajouté quelques témoignages donnés par des survivants juifs ainsi que des photographies recueillies au Yad Vashem de Jérusalem ou à l’Institut historique juif de Varsovie. Ces ressources iconographiques, qui sont reproduites dans le présent ouvrage, se regardent avec une évidente émotion et permettent surtout d’incarner véritablement le propos de l’auteur. 

A noter que la plupart des protagonistes restent cachés sous un pseudonyme car cette condition a été imposée à Christopher Browning en échange de son droit à prendre connaissance des archives. Parce que leurs noms apparaissent dans d’autres archives, seules les vraies identités du chef du bataillon Wilhelm Trapp ainsi que celles de trois chefs de compagnie Wolfang Hoffmann, Julius Wohlauf et Hartwig Gnade sont données.

 

De la micro-histoire à la compréhension du processus exterminateur du judaïsme européen

Le 101e bataillon de police ordinaire (Ordnungspolizei) devient ainsi le « héros collectif » (Pierre Vidal-Naquet) de cet ouvrage, un triste héros dont les actions personnelles sont la preuve de « l’ordinaire aptitude humaine à  une extraordinaire inhumanité ». Par sa participation à l’opération Reinhardt, au cœur de la guerre d’anéantissement, le 101e bataillon porte ainsi la responsabilité de la mort directe ou indirecte de 83 000 Juifs.

En se basant sur ces destins de policiers de l’Ordnungpolizei, l’auteur inscrit son livre dans la micro-histoire, une histoire « au ras du sol ». Dans la très belle préface, Pierre Vidal-Naquet reprend les mots de Primo Levi à propos de Richard Baer pour nous dire que sans ces policiers ordinaires, sans le commandant Wilhelm Trapp par exemple, mais aussi « sans les Hoess, Eichmann, Kesserling, sans les mille autres fidèles, exécutants  aveugles des ordres reçus, les grands fauves Hitler, Himmler Goebbels auraient été impuissants et désarmés. Leurs noms ne figureraient pas dans l’histoire : ils seraient passés comme de sinistres météores dans le ciel sombre de l’Europe ».

Mais cette micro-histoire s’inscrit elle-même dans la « grande » histoire de la Shoah. Christopher Browning, en spécialiste de cette question, décrit le fonctionnement de la police de maintien de l’ordre, la situation des territoires polonais durant cette période ou l’organisation des déportations vers les centres de mise à mort. En effet, la Solution finale est une funeste entreprise où toutes les forces allemandes eurent leur rôle … y compris la police de maintien de l’ordre et son 101e bataillon !

 

Les mécanismes de la « banalité du mal »

La force de cet ouvrage, au delà de reconstruire ce récit à la fois glaçant et essentiel, est d’éclairer le comportement de ces hommes de la « zone grise » (Primo Levi), ces hommes à la fois ordinaires mais capables de tuer à bout portant alors même que « les tireurs étaient horriblement souillés de sang, de cervelle et d’éclats d’os ». Ici, l’étude sociologique de ces hommes est particulièrement intéressante (chapitre 5) car elle souligne que rien ne les prédestinait à commettre ces actions meurtrières. Pour la plupart ce ne sont ni des nazis militants ni des racistes fanatiques :

  • Ils sont d’un âge déjà élevé (39 ans en moyenne) et n’ont pas baigné dans l’endoctrinement nazi.
  • Ils sont originaires de la région de Hambourg, une des villes les moins nazifiées d’Allemagne.
  • Peu appartiennent à la SS : aucun parmi les hommes du rang, 7 sur 32 sous-officiers.
  • Un quart seulement de l’effectif appartient au NSDAP.

Christopher Browning livre alors son interprétation afin de comprendre les mécanismes de cette « banalité du mal » et l’accoutumance au meurtre (chapitres 8 et 18). Les pistes sont nombreuses :

  • Le devoir d’obéissance à l’autorité, non pas à celle de Trapp mais à « l’autorité distante ». Pour eux, ils ont appliqué les ordres provenant d’une politique gouvernementale officielle.
  • L’autojustificationNe pas prendre part aux massacres, n’allait de toute manière rien changer au sort des juifs.
  • La distanciation psychologique entre « eux » et « nous » liée à la déshumanisation des juifs elle-même fruit de l’endoctrinement, à la propagande antisémite conduisant à penser que le Juif est l’ennemi à abattre.
  • Le partage ou la délégation des tâches avec d’autres unités (ex : les Hiwis)
  • Le conformisme de groupe : ne pas participer à ces actions, c’est rompre le lien qui unit aux autres, c’est risquer l’exclusion du groupe.

Ainsi, les hommes du 1O1e bataillon, lors de ces actions meurtrières, perdent tout sentiment de responsabilité et de culpabilité. Finalement, pour eux, « génocide et train-train quotidien se confondaient. La normalité elle-même étaient devenue anormale » (p.9)

 

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX

 

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