C’est avec beaucoup de plaisir que nous avons effectué ce voyage dans les arcanes des services secrets du XVIIIe siècle en compagnie de notre collègue Stéphane Genet. Rédacteur de la Cliothèque, spécialiste des relations internationales de la période pré-révolutionnaire, il nous donne à connaître un aspect des guerres européennes, et elles sont nombreuses, qui est peu abordé.
Si l’on doit rapidement brosser un tableau, de la période, on évoquera les différents conflits, à partir de 1715, de la guerre de dévolution aux conflits entre la Suède et la Russie, en passant par la guerre de succession d’Autriche, la guerre de sept ans, 1756 – 1763, qui est une sorte de guerre mondiale, du fait de l’implication des territoires outre mer, sans oublier la pression russe sur la Sublime Porte.
Le livre qui issu de la thèse de notre ami, est composé de trois parties, la première traite de l’espionnage militaire et de ses spécificités dans les conditions de la guerre au XVIIIe siècle, la seconde est une étude sociale de l’espion et de son action, tandis que la troisième est une étude du contre-espionnage.
Comme nous le voyons, ces réflexions sont encore d’actualité et bien des questions abordées dans cet ouvrage ne seraient pas différentes aujourd’hui dans leurs applications tactiques dans des situations de conflits actuels.
La question de l’espionnage militaire est évidemment celle qui apparaît comme la plus évidente dans les préoccupation des hommes de cette époque. Et pourtant, comme le note Stéphane Genet, les études sur la question sont rares. Dans le même temps, les officiers supérieurs les plus autorisés comme Maurice de Saxe, estiment que le renseignement militaire est fondamental.
En réalité, l’espion est méprisé et méprisable, même s’il est indispensable au yeux des officiers. L’absence d’étude globale sur la question ne sera pas propre à cette période d’ailleurs et traduit des préjugés que l’on pourrait qualifier de classe si l’on voulait faire un anachronisme.
L’espionnage militaire est souvent issu de circonstances dans des situations de mouvements de troupes dans les territoires ennemis. Tout civil est alors un espion potentiel, et cela va des guides que l’on recrute sur le pays en passant par les personnes de toute conditions qui suivent une armée en campagne. Ces espions sont multiples et variables. Ils peut s’agir de villageois ou de notables qui se mettent opportunément du côté du plus fort, ce qui les rend souvent peu fiables, en passant par des marginaux, hommes des bois et contrebandiers, plus performants et bien souvent de déserteurs, la plaie des armées d’ancien régime.
Espions de guerre
Cet espionnage est évidemment important du point de vue tactique et il est largement utilisé par les officiers supérieurs. On s’intéresse forcément aux mouvements de l’ennemi, à ses besoins en fourrages et en nourriture qui donnent une idée précise des effectifs, aux types de charrois effectués et à la comptabilité des pièces d’artillerie. Le comptage des mulets étant déterminant à cet égard.
D’après l’auteur, les espions de guerre sont évidemment les plus importants au niveau tactique et stratégique. Leur catégorie sociale est supérieure. Ils sont appelés espions d’armée, et jouent le rôle d’agents de renseignement souvent très en amont des mouvements des troupes sur le terrain.
Dans les exemples évoqués par l’auteur, on traite successivement de personnalités variées, agents des administrations, transfuges et expatriés. Leur action vise à approcher le camp d’en face et a alimenter une correspondance. Cela suppose des personnes de bonne présentation et de bonne éducation. Le cas particulier des espionnes est évoqué mais cela est assez peu important et relève souvent du fantasme. Les femmes sont considérées comme peu fiables de toute façon. On est loin de Mata Hari évidemment !
Parmi les espions de guerre on rencontre au fil de l’ouvrage des personnages attachants come Simon Louvier qui a été au service de la France, ou plutôt d’une succession de protecteurs, de Fleury au Maréchal de Saxe, de 1732 à 1771. Cet agent multicarte participe à différentes batailles, comme Fontenoy, prépare un débarquement en Angleterre een étudiant les plages et en même temps gère un réseau d’agents à partir de Dunkerque. Sa longévité dans la carrière finit par le desservir avec l’arrivée de Choiseul qui fait alors appel à d’autres « spécialistes »
Dans le même genre mais avec le sentiment de la déception devant l’ingratitude des commanditaires on retrouve Johanna Kaspar Vont Thurriegel qui sert le Roi de France avant de passer chez les Prussiens en 1759. Il avait mis au service du Roi de France dans l ‘Empire tout un réseau d’informateurs mais le Duc de Broglie refuse ses demandes et Thurriegel passe à l’ennemi.
Transfuges et réseaux
La première partie de cet ouvrage montre une situation guère différente des périodes plus proches. L’espion de guerre est un agent soumis à des commanditaires, agissant par appat du gain mais aussi pour des raisons idéologiques, y compris religieuses au service du Roi très chrétien, et souvent très qualifié. Il lui est demandé une grande compétence dans le domaine militaire, ce qui permet de dire que ces individus se situent à la frontière du monde civil et du monde de l’armée. La qualité d’un agent dépend aussi des réseaux d’informateurs qu’il installe et dont il centralise les informations avant de les faire parvenir au commanditaire. Dans l’ouvrage l’auteur traite également des questions des services centraux de l’État. Les intendants des régions frontalières, les gouverneurs militaire comme relais auprès du secrétaire à la guerre jouent alors un rôle majeur.
La seconde partie, l’agent à l’œuvre permet à l’auteur de donner à connaître différents aspects de la question du renseignement militaire. La référence en la matière se trouve dans l’Encyclopédie avec les articles du Chevalier de Joncourt, une source précieuse semble-t-il pour appréhender ce que l’on pensait de cette question.
Le renseignement militaire est considéré avec un certain dédain par la caste des officiers supérieurs qui y voient une forme de dérogeance par rapport au code de l’honneur. Dans le même temps, les plus compétents savent l’utiliser. C’est plutôt sur la question de la préservation de leurs propres secrets que les maréchaux de camp sont souvent légers. Acquérir du renseignement est sans doute admis et considéré comme indispensable mais encore faut-il préserver ceux dont on dispose !
En 1755 par exemple, Frédéric II de Prusse estime que les échanges avec l’état major français sont éventés par les anglais. Ce reproche qui est assorti sur une généralisation sur la faible qualité des français en matière de gestion du secret est quand même assez injustifié, la légèreté en la matière étant partagée par tous les belligérants de la guerre de sept ans.
Comme souvent en pareil cas, les officiers supérieurs s’empressent eux mêmes de dévoiler leurs projets, dans des lettres au Roi, des conversations privées ou déclarations publiques afin dans doute de se mettre en avant. Dans ce domaine, on imagine assez mal ce type d’attitude, héritée du code de la Chevalerie. De façon globale ; c’est bien une sorte de morgue aristocratique à l’égard de la « petite guerre », basée sur l’embuscade et la surprise qui explique ces comportements.
Il n’empêche que les techniques d’espionnage sont quand même peu différentes de celles pratiquées de nos jours, interception de courrier, observation, analyse des mouvements de troupes et de consommation de biens.
Mais ce ne sont pas forcément les plus hauts gradés qui s’en soucient. Une technique souvent utilisée est celle de l’envoi d’émissaires qui jouent le rôle d’observateurs et qui bien entendu rapportent des informations sur la tenue du camp adverse, l’état des troupes et leur niveau de préparation.
L’espionnage est également pratiqué par des agents travestis, dont le chevalier d’Eon, espion de Louis XV qui se déguisait en femme est évidemment un exemple connu mais rare. En fait ce sont plutôt des soldats déguisés en marchands, voire en ecclésiastiques qui sont les plus efficaces. Le vêtement marqueur social plus encore qu’à notre époque est évidemment essentiel pour faire admettre une qualité de substitution.
Agents dormants et contre-espionnage
Stéphane Genet évoque également avec un sens aigu de la modernité les questions qui traitent des réseaux que l’on appellerait « dormants » ou en tout cas immobiles. Il s’agit de ces honorables correspondants, en poste dans telle ou telle ville qui envoient régulièrement des informations à leur commanditaire.
L’espion peut également agir ce façon concrète et comme cela a été pratiqué lors de la question de la succession de Bavière, favoriser l’entrée des troupes et la prise de la ville. Ces événements sont rarement évoqués la ruse étant contraire à l’honneur même si le cheval de Troie est un précédent célèbre.
La troisième partie aborde la question mal connue et mal appréhendée surtout à l’époque du contre espionnage. Les moyens techniques sont évidemment inexistants, le seul procédé mais qui a fait ses preuves étant le renseignement humain et donc l’interception des agenst adverses. La difficulté réside dans la nécessité de conserver le secret sur l’arrestation de l’agent adverse. Les cas de retournement ne sont pas rares mais difficiles à retrouver tant ces formes d’actions reposaient sur une relation individuelle et surtout non-écrite.
Le terme de contre-espionnage n’est utilisé pour la première fois qu’en 1899 mais la pratique, non codifiée existe bien entendu.
Cet ouvrage dresse donc un tableau très complet de cette dimension particulière de l’art militaire qu’est le renseignement. La démarche de l’auteur est riche d’enseignements y compris pour ceux qui aujourd’hui, dans un cadre différent auraient à s’intéresser à ces questions. De nombreux exemples d’infiltrations, qui relèvent aujourd’hui de l’intelligence économique méritent d’être étudiés. Les espions des lumières tout comme la période durant laquelle ils agissent sont des hommes de la modernité, et ils le demeurent encore.
Ce sont des hommes, plus rarement des femmes qui ont fait le choix, pour l’aventure, pour le gain, et, même si le terme est chargé d’un sens différent, par patriotisme d’agir en marge de la grande politique et de la grande stratégie. Agents de l’ombre, ils s’opposent à la lumière, mais ils sont des hommes des Lumières, éclairant de façon particulière les actions des « puissants » qui n’avaient pour eux que mépris et qui leur manifestaient dans la plupart des cas de l’ingratitude.
Il est vrai que pour être des «espions des Lumières», ils n’en demeurent pas moins des «hommes de l’ombre.»
Bruno Modica