Une synthèse sur l’évolution de la société des Etats-Unis d’Amérique de 1861 à 1952.

L’ouvrage proposé par Jacques PORTES nous invite à contempler de près les fondements des États-Unis d’Amérique. Rien n’échappe à la sagacité de l’auteur : secteur politique, économique, social, culturel. Une synthèse de plus diriez-vous sur un pays étudié à maintes et maintes reprises sous tous les angles ? Pas tout à fait. Cet ouvrage nous invite une fois de plus à nous questionner sur le fonctionnement de la société de la première puissance mondiale. Et à se rendre compte de la démesure de tous les secteurs sociétaux de ce pays grand comme trente-deux fois la France. Jacques PORTES est professeur émérite d’histoire nord-américaine à l’université Paris 6. Agrégé d’histoire, il est également docteur de 3e Cycle de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et docteur d’État. Ses travaux de recherches portent essentiellement sur les relations entre la France et le Québec, sur la guerre du Vietnam et ses suites, ainsi que sur la culture de masse et la vie politique américaines. Il a notamment publié États-Unis aujourd’hui : les maîtres du monde ? (2003) ; États-Unis : une histoire à deux visages. Une tension créatrice américaine, 2003 ou bien encore Le paradoxe américain : idées reçues sur les Etats-Unis (Le Cavalier bleu, 2011), Histoire des États-Unis – De 1776 à nos jours (Colin, octobre 2010), ou encore Barak Obama : un tournant pour l’Amérique ? (Payot, septembre 2008). L’ouvrage présenté ici s’adresse en priorité, mais pas seulement, aux étudiants d’histoire désireux d’obtenir une vision claire, synthétique mais rigoureuse sur une période cruciale de la construction des États-Unis d’Amérique. Jacques PORTES dresse un décors, mi ombre, mi lumière, où les déchirements de la guerre civile américaine tranchent avec la prospérité et le luxe affichés des années folles, soixante ans seulement après ce meurtrier conflit.

Les bornes chronologiques du sujet (1860 – 1952) et les thèmes abordés sont articulés de façon à donner à l’ouvrage une sorte de perpétuel va-et-vient entre la société américaine et le monde politique. Cette petite gymnastique est finalement la bienvenue car elle dynamise la lecture comme, d’ailleurs, l’espace-temps sur lequel repose cette étude : près de quatre-vingt-dix ans.

  • Trois grandes thématiques scandent ce livre :
  1. la Guerre civile (de Sécession pour les européens) et ses conséquences (occupation du Sud par les armées du Nord, suppression officielle de l’esclavage, reconstruction du pays) ; puis conquête de l’Ouest et mythe de la dernière frontière ; urbanisation ; développement massif du chemin de fer et maîtrise du territoire. Enfin, début d’un patriotisme et sentiment d’appartenir à une civilisation en devenir dont le socle de la citoyenneté américaine repose sur un multiculturalisme.
  2. Une seconde partie où les Etats-Unis d’Amérique sortent de leur « pré carré » et partent à la conquête du monde. De façon militaire tout d’abord (début de l’impérialisme) avec un conflit contre l’Espagne, puis un essor industriel, financier et agricole massif qui, peu à peu, dote la république américaine d’une force de frappe jusqu’alors inconnue sur la scène internationale. Les USA ne sont plus, alors, un pays pacifique et agricole. Ils concurrencent désormais et directement les premières économies européennes à la veille du Premier conflit mondial.
  3. Enfin, une dernière grande partie où le rayonnement des Etats-Unis est immense au lendemain de la victoire de 1945. L’ouvrage s’achevant au début des années cinquante et les débuts de la guerre froide.

Le livre se découpe en sept chapitres équilibrés où l’auteur arrête parfois sa plume et prend le temps de se focaliser sur un point crucial : ainsi, p. 12, on peut lire avec gourmandise le déroulé de la carrière de Lincoln puis, p. 16, le discours qu’il prononça sur le champ de la meurtrière bataille de Gettysburg. Ou encore un point fort intéressant sur les termes économiques recoupant la notion du libéralisme p. 150. En fin d’ouvrage, un chronologie vient à bon escient scander le déroulement de la croissance américaine ; on trouve également une rubrique comportant une dizaine d’entrées pour nous guider dans nos réflexions ; enfin, une légère bibliographie mais néanmoins indispensable pour approfondir le sujet.

De façon synthétique, les deux bornes chronologiques choisies par l’auteur ne le sont pas par hasard. En couvrant ainsi la distance qui sépare les présidences de Lincoln (1809 – 1865) et de Truman (1884 – 1972) Jacques PORTES cherche à démontrer que chacun d’eux, achèvent, à presque un siècle de distance et à leur façon, une terrible guerre. Le premier par la victoire en 1865 mais assassiné six jours après la signature de la paix ; le second, en autorisant le largage des deux bombes atomiques qui pulvérisèrent Hiroshima et Nagasaki et mettant fin à la guerre du Pacifique contre le Japon. Pourquoi avoir choisi ces deux extrêmes ? Si Abraham Lincoln est encore célébré de nos jours comme le Grand émancipateur qui abolit l’esclavage, tâche infamante sur la démocratie américaine, Harry Truman n’a, lui, pas laissé de traces dans la mémoire de ses contemporains. Il avait pourtant commencé à donner le premier coup de canif à la ségrégation raciale lors de sa campagne présidentielle en 1948, même si la mesure ne fut pas complètement appliquée avant les années soixante. Entre ces deux présidents et ces trois quarts de siècle, il faut retenir un point fondamental : quel que soit l’hôte de la Maison blanche, les Etats-Unis ont connu sans discontinuer une transformation fondamentale, majeure, passant d’un pays provincial et divisé au statut d’une superpuissance et ce, dans tous les domaines en 1945.

J’aborderai ici quatre traits qui me paraissent incontournables (ce choix est forcément partial) pour tenter de comprendre les forces qui sous-tendent la société américaine durant cette longue période.

L’issue de la guerre civile et la« reconstruction»

Il s’agit d’une période difficile et complexe (1865 – 1877) pour réintégrer, dans l’Union, les anciens états de la Confédération du Sud. Ces douze années post conflit ont été délicates en raison des interprétation très différentes des anciens belligérants au sortir du conflit. Les anciens esclaves, tout juste affranchis par l’Union, sont passés de l’espoir à la désillusion la plus totale. Les données du problèmes sont multiples : pas de plan pré-établi pour la reconstruction des destructions occasionnées par la guerre, notamment dans les états du Sud en raison de la mort brutale de Lincoln ; les anciens propriétaires des plantations tentent de faire travailler sur leurs anciens domaines les ex-esclaves ; le nouveau président américain, Johnson, souhaiterait réintégrer, a minima, les états du Sud sans savoir s’ils respectent les XIIIème (l’abolition officielle de l’esclavage) et XIVème amendements (vise à protéger le droit des anciens esclaves) ; enfin, les hommes politiques du parti républicain dont les racines historiques sont issus du Nord souhaitent s’implanter dans les états du Sud pour y juger et punir les ex-rebelles d’avoir poussés à la guerre. De 1867 à 1872, les états du Sud, vaincus, sont militairement occupés par les armées du Nord, de façon assez légère. Politiquement, les républicains tentent de nouer des majorités précaires avec les Noirs et les Sudistes modérés pour s’implanter au cœur des anciens états esclavagistes. On promet ainsi aux anciens esclaves des lopins de terres individuels où il pourront s’installer avec leur famille. Mais ce n’est pas le cas et cette promesse restera lettre morte. Cependant, l’Union investit dans le Sud et y fait réaliser des travaux d’infrastructures dans la cadre de la « reconstruction » (chemins de fer, canaux, etc.). Cependant, les anciens dirigeants sudistes ne l’entendent pas de cette oreille et s’insurgent contre cette nouvelle société regroupant la présence de Noirs affranchis aux côtés des Républicains. C’est le début du Ku Klux Klan (KKK). En 1877, le Nord estime en avoir fait assez et se retire complètement du Sud. Les affranchis, pour leur part, ont obtenu une relative stabilité en tant que métayers notamment. Néanmoins les acquis sont réels avec la fin officielle de l’esclavage et l’intangibilité de l’Union. Le Sud, pour sa part, donne naissance au mythe de la « noble cause » trahie et jette les bases de la ségrégation raciale. Washington estime le problème de l’esclavage réglé et estime que la ségrégation raciale que met en place le Sud au cœur de ses états entre blancs et noirs est un problème essentiellement local.

Les Noirs et les conflits militaires

L’Amérique, contrairement à l’Europe, ne considère pas l’armée en haute estime et les traditions militaires familiales sont quasiment inexistantes. L’armée permanente est réduite à la portion congrue et joue aucun rôle dans la formation ou dans l’éducation. En revanche, les conflits militaires auxquels participèrent les Etats-Unis ont fait ressortir le trait saillant du peuple américain : un patriotisme vivace et constant. Les Noirs ont participé à la guerre de Sécession, puis à celle contre l’Espagne (1898). Ils sont près de 400.000 lors de la Première guerre mondiale et autant durant le second conflit mondial. Ils ont pu se rendre compte des difficultés particulières à trouver leur place dans la société mais en ont pu tirer les leçons pour le futur. Aussi la participation de ces soldats revêt d’un approche différente pour chacun des conflits. La guerre de Sécession et les deux conflits mondiaux correspondent à des valeurs morales, du moins présentés sous cette forme par le gouvernement américain. Aussi les Noirs s’engagent-ils en nombre dans l’armée. Le conflit contre l’Espagne, où il est question de libérer avec plus ou moins d’arrières-pensées les esclaves noirs sous domination espagnole à Cuba reste confus et peu lisible pour nombre d’Américains. L’armée est étroitement ségréguée. Des régiments noirs sont dirigés par des officiers blancs. Les bureaux de recrutements du Sud refusent d’inscrire les Noirs qui se portent volontaires, au contraire du Nord. Les Noirs ne participent pas directement aux combats et restent cantonnés à des rôles subalternes ou de techniciens. En revanche, ceux qui affrontent les armées adverses se battent avec un courage remarquable (Première guerre mondiale). Le retour du front a changé les soldats noirs. Ils y ont gagné en estime, sont rentrés en contact avec d’autres troupes, d’autres modes de fonctionnement sociétaux comme en France. Mais une fois de retour aux Etats-Unis et malgré la gloire militaire acquise, la ségrégation reste de mise. Aussi certains Blancs estiment que les Noirs sont devenus dangereux. Des rixes éclatent et survient alors l’engrenage. Des émeutes éclatent comme à Detroit ou Washington dans les années cinquante.

Les années vingt et les legs du progressisme

L’historiographie américaine considère une période dite « progressiste » allant de 1890 au début des années vingt. Ce mouvement politique est protéiforme mais a durablement marqué la vie politique américaine. Le retour des Républicains au pouvoir, notamment au début des années vingt, indique un tournant conservateur et un rejet des réformes impulsées sous la présidence de Wilson. Or, il serait vain de croire que la population américaine, aussi vaste que variée, rejeta en bloc la politique progressiste. Des millions d’américains ont vu leur niveau de vie sensiblement s’améliorer ainsi que leur revenus durant cette période. L’influence du progressisme fut néanmoins durable. Au niveau politique, des innovations perdurèrent néanmoins : instauration de référendum locaux, élections primaires dans les partis politiques ; instauration de la prohibition de la production et de la vente d’alcool de plus d’un degré afin d’améliorer les conditions sanitaires de la population ; suffrage féminin acté, conservateur au tout début mais modéré par la suite. Le legs progressiste est ainsi loin d’avoir disparu après les années vingt. Il irrigue et influence les générations de politiques qui arrivent au pouvoir à partir de 1932, notamment Roosevelt qui s’en réclame, du moins sur la forme. La crise boursière vint briser cette progression constante. Au début des années trente, des initiatives locales sont prises pour faire face à la crise ambiante inspirées du progressisme : F.D Roosevelt dans l’Etat de New York et le président Hoover par exemple. Roosevelt, devant le marasme économique, initie un nouveau mode de gouvernance, le brain trust. Il conserve dans cette équipe politique resserrée certains hauts-fonctionnaires du président Wilson, donc progressistes et tentent de lutter pour redresser le pays. Après la victoire de 1945, on aborde une autre histoire avec le début de la guerre froide.

Il s’agit ici d’un ouvrage dense puisqu’il couvre les différentes particularités de la société américaine avec, comme arrière-fond, des forces politiques et économiques aux objectifs antagoniques. Cependant, les Etats-Unis d’Amérique ont connu, malgré les alternances politiques, une croissance continu durant ces quatre vingt-dix années. Très agréable à lire, ce livre donne ainsi à penser sur le dynamisme de ce pays, sur le tempérament de sa population (mythe de la dernière frontière, dynamisme entrepreunarial, échecs retentissants, les prémices du way of life) sa démesure et sa capacité à se renouveler sans cesse. Enfin, une historiographie renouvelée et des mises au point donneront aux futurs étudiants de quoi réfléchir.

Bertrand LAMON
Clionautes