L’ouvrage dirigé par Pierre Melandri et Serge Ricard regroupent les contributions de nombreux universitaires et chercheurs français mais aussi américains. Le propos de l’ouvrage est de comprendre comment les Etats-Unis se positionnent et interviennent dans les affaires mondiales. Les bornes chronologiques définies focalisent l’attention sur la période qui succède à l’isolationnisme américain, cependant, comme le rappellent Serge Melandri et Pierre Ricard dans leur introduction, les motivations des Etats-Unis puisent parfois leur origine dans un passé plus lointain. Ainsi soulignent-ils que l’exceptionnalisme américain explique autant l’isolationnisme que l’interventionnisme qui lui succède au XX e siècle. D’autre part, ils soulignent l’absolue nécessité de séparer nettement projet et forme d’engagement des Etats-Unis. Ainsi, selon eux, si la politique étrangère wilsonienne revêt une forme multilatérale, son projet demeure unilatéral : la diffusion de la démocratie et du marché à l’échelle mondiale.

Régine Perron (Univ. de Cergy-Pontoise) s’attache à montrer les éléments de continuité entre l’unilatéralisme prôné par George W. Bush et les politiques menées par ses prédécesseurs. Selon elle, l’idéologie américaine ne fait que s’adapter aux évolutions qu’a connues la puissance américaine. Ainsi le multilatéralisme rooseveltien qui se propose à travers les organisations internationales d’assurer une prospérité économique à l’échelle mondiale serait une adaptation de la théorie de la « Porte Ouverte ». Pour asseoir son argumentation, l’auteur rappelle les positions unilatérales des Etats-Unis lorsque leurs intérêts se trouvent menacés (refus de recourir aux crédits du FMI par exemple). Si l’unilatéralisme du 43 eme président semble enfin si insupportable pour Régine Perron, c’est avant tout que la disparition du communisme ne permet plus de justifier cet unilatéralisme.
Dans son analyse des relations qu’entretient Roosevelt avec ses alliés européens durant la deuxième guerre mondiale, Georges Béziat (Univ. de Perpignan) montre que le président américain a agi de manière unilatérale avec ses alliés occidentaux tandis que le multilatéralisme a été de mise avec l’URSS. La relation avec les alliés occidentaux a été guidée par deux idées maîtresses : mettre un terme à la domination coloniale et créer une nouvelle association d’Etats. La question de l’ouverture d’un second front en Europe puis de l’entrée en guerre contre le Japon ont permis, de Téhéran à Yalta, au multilatéralisme de fonctionner.
Annick Cizel (Univ. de Paris III) détaille un aspect méconnu du plan Marshall, c’est-à-dire son extension aux territoires soumis à la domination européenne. Elle analyse la politique menée par Truman non seulement comme une manière d’étendre l’endiguement à l’échelle mondiale au moyen de la diffusion d’un modèle économique qui assurerait la mise en place des valeurs du « monde libre » mais aussi comme la promotion d’un nouvel ordre mondial qui organiserait autour du centre américains une « double périphérie », l’Europe puis les territoires afro-asiatiques sous sa domination.
François David ainsi que Jenny Raflik (Univ. Paris IV) éclairent à travers leurs deux contributions les relations entre l’Europe et les Etats-Unis sous la présidence Eisenhower. Elles montrent toutes la difficulté à qualifier la politique étrangère américaine. En effet, si le début de la présidence Eisenhower augure d’une politique plutôt multilatérale (« indépendance dans l’interdépendance »), la méfiance qui s’installe entre les Etats-Unis et leurs alliés européens (crainte d’un désengagement militaire américain en Europe avec le New Look, refus européen de prendre en charge une partie du fardeau de la lutte contre l’URSS) a des conséquences paradoxales. Elle permet aux lobbies américains d’affirmer leurs intérêts au détriment de la CECA naissante mais aussi de promouvoir un dialogue plus exclusif avec l’URSS (crise de Suez : conférence de Londres des 16-18 août). Cependant, la politique de nuclear sharing exclut la thèse d’un unilatéralisme triomphant.
Gérard Bossuat (Univ. de Cergy-Pontoise) poursuit la réflexion sur les rapports entre les Etats-Unis et l’Europe à travers une analyse du regard porté par les premiers sur la CEE dans les années 1970. Selon lui, les années 70 marque un tournant dans la position américaine. Les Etats-Unis ne considère plus la CEE comme une construction politique capable à terme de soutenir avec eux le poids de la lutte contre le communisme. La CEE est en effet devenue un concurrent économique. Gérard Bossuat souligne que l’unilatéralisme américain n’a pas peu contribué à cimenter la solidarité et l’identité tant politique qu’économique et financière des Européens. Pour ne prendre que deux exemple, l’éclatement de système monétaire international le 15 août 1971 a accéléré et approfondi la coopération monétaire européenne tandis que l’impasse sur les droits de l’Homme réalisés par les Etats-Unis lors des négociations de désarmement avec l’URSS a conduit les Européens à s’en faire les porte-parole.
La contribution d’Antoine Coppolani (Montpellier III) revient sur la vision multipolaire du monde développée par le couple Nixon-Kissinger. Il développe la thèse d’un multilatéralisme nécessaire pour pallier l’affaiblissement des Etats-Unis à la fin des années 60. Du milieu de l’année 1971 à 1973, émerge ainsi une conception d’un monde multipolaire sur le plan politique avec 3 pôles majeurs (USA, URSS et Chine) et deux pôles secondaires (Europe et Japon) tandis que se maintient un bipôle militaire. L’unilatéralisme retrouve toute sa pertinence avec la restauration du prestige américain comme en témoigne la « stratégie des petits pas » menée au Proche-Orient (conférence de Genève – octobre 1973) qui contraste avec l’approche plus multilatérale de la CEE (sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de Copenhague – décembre 1973).
Edouard Husson (Paris IV) montre comment les Etats-Unis ont su assurer puis conserver au dollar le statut de monnaie de référence, de la politique de thésaurisation de l’or initiée dès la première guerre mondiale à l’adoption des principes du monétarisme allemand à la fin des années 70. Ainsi, si 1971 demeure une césure fondamentale sur le plan monétaire, elle n’est qu’une des étapes d’une gestion unilatérale d’un problème multilatérale par définition, celui de la monnaie de référence à l’échelle mondiale.
Jordan Stancil (doctorant à l’IEP) montre à travers l’analyse de l’ouvrage de Robert Kagan, Dangerous Nation (2006), que les thèses néoconservatrices consistent en une réécriture de l’histoire américaine à travers la promotion et la réhabilitation de la guerre comme « impératif moral et humanitaire ». Selon lui, l’élitisme antidémocratique de la pensée néoconservatrice est à la base de ces dérives qui ne peuvent se concevoir sans une négation de l’antimilitarisme et de l’équilibre des pouvoirs qui sont indissociables des débuts de la République américaines.
Charles-Philippe David (Univ. du Québec) analyse les causes de l’échec américain en Irak et l’attribue pour l’essentiel à une accumulation d’erreurs dans les décisions successives. De la méconnaissance de la société irakienne au style présidentiel en passant par l’hégémonie idéologique des néoconservateurs et les dysfonctionnements des organes de décisions, il dresse un panorama très nuancé des responsabilités.
L’unilatéralisme prôné l’administration Bush et la réhabilitation implicite de la théorie d’empire américain par les théoriciens du néoconservatisme mais aussi par certains neolibéraux est selon Céline Letemplé (doctorante à Paris X) profondément ancrée dans l’histoire américaine des XVIII et XIX e siècles. Avec Wilson, aurait été ouverte une parenthèse durant laquelle l’impérialisme aurait représenté une alternative négative aux valeurs américaines, incarnée par les puissances coloniales et par la domination soviétique. Avec l’effondrement du communisme mais aussi avec les critiques de la gauche américaine envers l’attitude impérialiste des Etats-Unis, l’impérialisme a à nouveau pris une connotation positive que les attentats du 11 septembre 2001 ont permis de mettre en œuvre.
Chercheurs américains, l’un à St. John ‘s University, l’autre à Boston University, Frank Ninkovich et William R. Keylor, revisite l’héritage wilsonien. Pour le premier, la politique menée par W. Wilson n’est en rien une idéologie possible dans la mesure où son application fut restreinte surtout parce qu’elle serait obsolète dans un monde que Wilson aurait bien du mal à comprendre. Par ailleurs, selon F. Ninkovich, les idées défendues par Wilson constituent davantage un aboutissement des idées libérales du XIX e siècle qu’un tournant qui marquerait le début d’une nouvelle ère. Il analyse donc le wilsonisme comme une création des sciences politique , un idéal-type d’idéalisme en matière de relations internationales d’autant plus en faveur à l’étranger, notamment en France, qu’il correspond à l’idée d’un monde où violence et intérêts particuliers n’existeraient plus. W. R. Keylor évalue la pérennité des quatre grandes idées défendues par Wilson (désarmement mondial, sécurité collective, démocratie universelle, droit à autodétermination) et montre que les trois premières ont fait long feu tandis que la dernière a eu la plus grande longévité mais sous une forme pervertie. En effet, le droit à l’autodétermination devait être selon Wilson la promotion de la souveraineté populaire et non celle du fait religieux ou ethnique qui a conduit par exemple à la division de la Tchécoslovaquie ou à l’implosion de la Yougoslavie à la fin du XX e siècle.

Rédigé à la fin du second mandat de la présidence Bush, cet ouvrage passionnant offre de multiples points de vue sur la politique étrangère américaine non seulement passée mais aussi présente. La présidence Obama est généralement annoncée comme en rupture complète avec l’ère Bush et célébrée comme l’aube d’une période de multilatéralisme renforcé. Pourtant, à l’issue du G20 de Londres, la place du dollar comme monnaie de référence mondiale, un temps contestée, demeure préservée. La présidence Obama, un projet toujours aussi unilatéral mais des relations internationales plus multilatérales ? Il est trop tôt pour le dire. En tout cas, un tel ouvrage aide à dépasser l’admiration béate qui a accompagné l’élection du premier président noir des Etats-Unis d’Amérique et le soulagement du départ de son prédécesseur.

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