La question des étrangers et de leur intégration au sein des sociétés est un des thèmes récurrents des débats publics. Elle est même devenue un sujet de crispation avec l’évolution des flux migratoires depuis 2015 et des multiples attentats qui ont eu lieu sur le sol européen. Cependant, la question des étrangers dans les sociétés européennes n’est pas un phénomène propre à notre époque, et les historiens se sont emparés de cet objet d’étude depuis le début du XXe siècle. La présence des étrangers en France à l’époque moderne a longtemps été sous-estimée. Ce n’est que depuis une trentaine d’années que les connaissances ont considérablement progressé dans ce domaine grâce à une multiplication des recherches, des journées d’études et des publications.
L’ouvrage présenté ici s’inscrit pleinement dans cette tendance. Les étrangers sur les littoraux européens et méditerranéens à l’époque moderne (fin XVe – début XIXe siècle) est paru aux Presses universitaires de Rennes en 2021, sous la direction de François Brizay et Thierry Sauzeau, tous les deux professeurs d’histoire moderne à l’université de Poitiers. F. Brizay est un historien spécialiste des relations internationales, de la littérature de voyage et de la culture savante aux XVIIe et XVIIIe siècles, alors que T. Sauzeau s’intéresse plus particulièrement aux littoraux atlantiques du XVIIe au XIXe siècles. Cet ouvrage compile des communications issues de trois journées d’étude organisées à Poitiers entre novembre 2015 et mai 2016 sur le thème des étrangers de passage ou installés sur les littoraux à l’époque moderne.
Afin d’apporter plus de cohérence à l’ouvrage, les directeurs ont toutefois décidé de ne retenir que les contributions portant sur les littoraux d’Europe occidentale et septentrionale et de Méditerranée. Au final, les treize communications choisies s’articulent en quatre parties qui correspondent aux quatre types d’étrangers de passage ou installés sur les littoraux. Les différents auteurs, qu’ils soient enseignants-chercheurs, enseignants du secondaire ou doctorants, ont travaillé avec des sources variées telles que les archives notariales ou militaires, les registres paroissiaux, les documents administratifs et législatifs, les correspondances consulaires, les archives des Chambres de Commerce, etc.
Le résultat est une réflexion qui explore trois pistes différentes, « la manière dont les communautés étrangères s’inséraient dans les activités économiques et commerciales locales », « la place singulière de populations marginales, pour des raisons culturelles, religieuses ou politiques » et « le rôle joué par les « nations » françaises dans les ports du Levant et plus généralement de la Méditerranée ».
La définition complexe de l’étranger
Les auteurs insistent sur la mobilité des sociétés d’Ancien Régime : en effet, de nombreuses personnes parcouraient l’Europe et la Méditerranée pour des raisons professionnelles ou pour des motifs privés ou religieux. Cela explique en partie l’évolution de la définition du terme d’étranger d’une époque à une autre, d’autant plus que ce mot peut avoir un sens différent selon les régions où il est employé. En effet, il n’est pas rare que des individus originaires d’une même région ou d’un même pays soient regardés comme des étrangers. Une personne peut également apparaître comme étrangère en raison de la faiblesse de son appartenance locale. Ainsi, la notion d’étranger peut paraître ambiguë, car les multiples sens du terme continuent pendant longtemps de se chevaucher.
C’est la raison pour laquelle les auteurs font le choix d’utiliser la définition énoncée dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière qui considère comme étranger celui « qui est né en un autre païs », celui qui est un non-regnicole c’est-à-dire un individu qui n’est pas considéré comme un habitant naturel du royaume ou de l’État. Les contributeurs privilégient cependant les étrangers non-naturalisés qui étaient appelés des « aubains » dans les sources. Les aubains forment un groupe hétérogène au sein duquel il convient de distinguer les individus considérés comme de « vrais aubains », soumis au droit d’aubaine, et des étrangers privilégiés exemptés du droit d’aubaine, tels les marchands.
Des étrangers installés ou de passage sur les littoraux.
L’ouvrage s’articule en quatre parties correspondant à quatre types d’étrangers installés ou de passage sur les littoraux. La première partie, intitulée « Diasporas de marchands et de négociants » présente des exemples d’installations à Bordeaux, à Nantes ou dans les ports de l’Europe septentrionalle. C’est notamment le cas de Pierre del Poyo, marchand espagnol installé à Bordeaux de 1494 à 1505 selon les sources notariées. Il s’agit essentiellement d’un exemple d’insertion considéré comme réussi d’un point de vue économique et social. En effet, cet « honnête homme » simplement qualifié de marchand espagnol ou aragonais en 1494, est progressivement perçu comme un « honorable homme marchand de Bordeaux » devenant même bourgeois de la ville, bénéficiant ainsi de franchises juridiques et fiscales, ce qui montre le succès de son intégration.
La deuxième partie est consacrée « [aux] artisans et [aux] marins ». Les exemples présentés mettent en lumière des individus qui ont décidé de s’expatrier dans l’espoir d’occuper un emploi qu’ils ne trouvaient pas dans leur pays d’origine, ou pour exercer une activité artisanale particulière. C’est notamment le cas des indienneurs arméniens installés à Marseille. Cet exemple permet d’analyser les dynamiques de circulation des populations, des produits et des techniques entre l’Orient et l’Occident, dans le secteur du textile. En effet, les indienneurs arméniens s’installent dans le royaume de France au début du règne de Louis XIV, au moment où se développe le Colbertisme. Les indienneurs arméniens viennent en France à la fois pour profiter des effets d’aubaine de la politique royale, mais également pour installer leurs ateliers à proximité du marché, réduisant ainsi les risques liés au transport. D’autres études présentent des marins étrangers travaillant les uns pour la marine marchande en Saintonge, les autres pour les corsaires malouins.
La troisième partie aborde le cas « des populations singulières sur les littoraux européens ». Il s’agit notamment d’individus qui, à l’inverse des exemples présentés dans les deux premières parties, connaissent des difficultés d’intégration pour de multiples raisons : couleur de peau, religion, statut politique ou origine d’une région en conflit avec le pays d’accueil. C’est notamment le cas des Britanniques installés en Bretagne qui pendant la guerre de Sept Ans attirent la méfiance du gouvernement français. En effet, au cours de l’année 1762, le duc de Choiseul, alors secrétaire d’État de la Guerre et de la Marine, commande une enquête afin de repérer l’ensemble des sujets de George III, pour les chasser du royaume. Au total, celle-ci dénombre 167 Anglais, Irlandais et Écossais dans la province bretonne.
C’est à Nantes que se trouve le contingent le plus important avec 113 personnes, dont 69 prêtres irlandais et une communauté irlandaise forte de 44 membres. Comme le montre le cas de Nantes, il s’avère que bon nombre de ces individus sont alors des catholiques d’origine irlandaise parfaitement intégrés dans les ports où ils étaient installés. La conclusion de l’enquête permet de déterminer que toutes ces familles sont « utiles, intégrées et si tranquilles » et « expulser les Anglais du royaume en reviendrait à chasser de bons catholiques ».
La dernière partie permet d’aborder le cas des Européens installés dans les pays du Levant en prenant l’exemple de « la nation française dans les Échelles du Nord de l’Afrique ». Au XVIIIe siècle, une communauté française est présente à Alexandrie. Les membres de la nation française tentaient de se fondre dans la population en portant le costume levantin pour éviter de se faire remarquer, se méfiant des Égyptiens. Les populations françaises à Alexandrie, tout comme à Tunis, n’étant pas des sujets du sultan ne faisaient donc pas partie des dhimmis. Elles n’étaient alors pas placées sous sa protection, contrairement aux chrétiens d’Orient ou aux juifs.
Considérés comme des étrangers, les membres de la nation française restaient méfiants à l’égard des autorités locales et indifférents à la société musulmane. Leurs affinités allaient principalement vers les autres nations européennes. Ne parlant pas l’arabe, il était difficile à la nation française d’envisager des relations plus approfondies avec ses interlocuteurs levantins. L’usage de la lingua franca était alors indispensable pour conclure des affaires.
Au final, cet ouvrage universitaire s’adresse avant tout aux chercheurs et aux étudiants en histoire, mais est tout à fait abordable aux lecteurs intéressés par les questions liées aux étrangers et à l’altérité. Par ailleurs, les différents articles peuvent se lire indépendamment les uns des autres, ce qui permet au lecteur de réaliser des allers-retours au sein de cet ouvrage. Outre la réflexion sur ce qu’était une communauté étrangère sur les littoraux de l’Europe et de la Méditerranée à l’époque moderne, l’un des intérêts majeurs de cette publication est de mettre en lumière le travail des sources par les historiens qu’ils soient doctorants ou chercheurs.