Un ouvrage très structuré, une somme d’informations, une écriture plaisante, voilà un livre qui devrait passionner autant l’historien que le géographe. Des exemples pris sur les divers continents viennent éclairer les apports théoriques, une occasion de parcourir un peu de l’histoire de la géographie mais aussi un regard porté sur la mondialisation et ses effets sur les montagnes. Un ouvrage très sérieux qui offre pourtant quelques documents iconographiques originaux en noir et blanc dans le texte, complété des reproductions de qualité en couleur dans les pages centrales.

Bernard Debarbieux, géographe connu pour son approche des représentations en géographie et professeur à l’université de Genève et Gilles Rudaz, jeune chercheur au sein du programme sur la gouvernance environnementale et la durabilité ont choisi d’ « étudier les forces sociales à l’œuvre dans l’identification et la qualification des montagnes ». S’il existe beaucoup d’ouvrages sur les rapports des hommes aux montagnes, sur l’imaginaire ou l’économie montagnarde, les auteurs se proposent d’analyser la montagne en tant que catégorie de la connaissance collective, comme une construction sociale, évolutive dans le temps et dans l’espace, d’où le titre: « les faiseurs de montagne ».

La recherche d’une définition de la montagne parait introuvable et nécessite de recourir au concept de représentations, définit en 4 axes: objectivation, problématisation, paradigme et intervention. Le lecteur découvre alors diverses figures de la montagne.

La montagne comme objet de connaissance

Longtemps le terme n’a désigné qu’une élévation d’ampleur modeste telle la « montagne de Reims » ou le « Mont royal » à Montréal; en langue vernaculaire, le mot désigne à la fois un contraste physique et l’usage du lieu comme l’atteste en Valais ou en Savoie son utilisation pour les pâturages d’altitude.

Au XVIIIe siècle, l’histoire naturelle et la géographie vont lui conférer un autre sens : la montagne comme catégorie d’objets physiques mesurables. C’est l’occasion pour le lecteur de se familiariser avec les travaux scientifiques de cabinet ou de terrain de ce temps : ceux de Philippe Buache ou Alexandre de Humbolt consacré aux montagnes d’Amériques, puis au XIXe siècle d’Asie. Mesurée, observée, cartographiée la montagne est désormais un objet scientifique : formations végétales, étagement, relations causales entre monde physique et monde vivant y compris les hommes de ces espaces. Dès cette époque apparaît l’idée du montagnard pris entre deux déterminismes physique et social qui le privent de l’accès à la modernité. La tentation d’un discours général sur la montagne peut expliquer le poids du « modèle alpin » pèse sur les travaux d’Elisée Reclus, Jules Blache voire même Paul et Germaine Veyret.

Première Partie: La montagne des États et des Nations

La montagne et la territorialité des États modernes

Lignes de partages des eaux, frontières naturelles d’abord, les montagnes sont perçues comme éléments de continuité historique dans l’Antiquité comme au Moyen Age. A partir du XVIIIe siècle elles deviennent des repères identifiables et faciles à défendre, en écho aux travaux d’un Buache par exemple ou appliquée à la frontière argento-chilienne. Cette idée d’un ordre de la nature garant de la paix est maintes fois exprimée à l’époque des Lumières alors que d’autres s’en écartent comme Ritter et Ratzel. Les États utilisent tantôt l’une tantôt l’autre de ces théories pour justifier leur politique : Amérique du Nord, Empire Austro-hongrois et la question du Sud-Tyrol, Corée illustrent le propos.

Le montagnard: l’autre au sein de la nation ou sa figure emblématique

Si les Highlanders sont, dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, perçus comme repoussoirs, en Suisse l’image du montagnard incarne la nation. En Italie c’est la diversité des composantes de la Nation qui est valorisée et en particulier le mythe des Alpini, image du montagnard-soldat.
Dans les Balkans des représentations ambivalentes s’expriment, au début du XX ème siècle, le montagnard est décrit tantôt comme résistant à l’occupation ottomane, tantôt comme sauvage et vivant de rapines.

Politiques de la nature

Dès le XVIIIe siècle les politiques, les ingénieurs ont cherché à connaître les montagnes. Alexandre Surell par ses travaux pionniers sur les torrents des hautes Alpes met en évidence la notion de bassin versant et le rôle de la forêt comme régulateur hydrologique et prépare la loi française de reboisement de 1860. Cette loi influence les politiques européennes mais aussi Gifford Pinchot qui l’importe aux États Unis. L’analyse des politiques forestières de la seconde moitié du XIXème siècle montre qu’elles dénoncent souvent les pratiques traditionnelles des montagnards (consommation de bois de feu, pacage), la forêt de montagne est devenue emblématique des missions de l’État.
Pourtant avec le Yosemite, un nouveau paradigme apparaît : décrit comme un miracle de la nature, dépassant les réalités alpines de la vieille Europe, c’est un espace qu’il convient de protéger par la création en 1864 d’un parc, c’est la promotion de la « wilderness » par John Muir, sensibilisé par les travaux d’Emmerson et de Thoreau; la montagne étasunienne devient le symbole même de la nature sauvage. L’idée de protection et le rôle de l’État gagne rapidement l’Australie, le Canada… puis l’Europe (Suisse 1914, France 1963…) centrée sur des paysages et un environnement de qualité mais disqualifiant souvent les populations locales au profit des élites qui se déclarent détentrices d’un « rapport noble » à la montagne. Cet antagonisme génère des conflits d’usage en particuliers en ce qui concerne la gestion des grands prédateurs. Les auteurs montrent aussi que la pratique de l’alpinisme a contribué à cette élitisation du rapport à la montagne.

Des montagnes à vivre

Au XXe siècle, une autre politique se met en place non plus protection des espaces mais des populations de montagne.
L’émigration, assez ancienne au demeurant, est perçue comme une menace pour des populations qui risquent d’y perdre leur âme: Autriche, Suisse, Italie du Nord, pour des espaces en voie de désertification: Espagne, Alpes du Sud françaises. Les États vont petit à petit mettre en place des politiques de promotion de l’économie pastorale. Soutien à l’agriculture dans un milieu difficile mais aussi idée moderne de la montagne autour de l’hydroélectricité et du tourisme (exemples en France, aux USA et au Canada). Les auteurs analysent la spécificité des Appalaches et le projet de développement régional intégré. Le chapitre se termine sur la décentralisation des politiques européennes, la notion de développement par massif et la loi montagne française de 1985 et un regard sur le besoin pour les populations de montagne de se désigner comme porteur d’une identité propre.

 

Deuxième partie: La montagne à l’échelle du monde

 

Y-a-t-il mondialisation de la montagne?
La mondialisation des flux économiques et financiers touche bien sûr les montagnes mais ce qui intéresse de percevoir en quoi la mondialisation peut modifier les représentations savantes et opérationnelles de la montagne et de ses usages.

La montagne dans les territorialités coloniales et post-coloniales

Après l’évocation de l’exploration de la cartographie du Cachemire et de l’Himalaya par les Anglais au travers des textes qu’ils ont laissés: stratégies militaires mais aussi intérêt scientifique et ethnographique, c’est ensuite le rôle des Russes au Caucase, au Pair et dans l’Hindu Kush qui est décrit puis rapidement la France dans sa connaissance des montagnes indochinoises.
L’étude des espaces intermédiaires entre empires britannique et russe permet une meilleure compréhension de la situation de l’Afghanistan ou du Tibet.
Au-delà c’est l’occasion d’analyser le regard des occidentaux sur les populations locales souvent organisées en communautés très diversifiées comme les Moïs ou de percevoir les relations de l’empire russe et des peuples du Caucase, une occasion de mieux comprendre quelques-uns uns des points chauds actuels du monde.
Plus récemment, alors que les frontières nées de la décolonisation font des zones montagneuses un enjeu (conflit indo-pakistanais au Cachemire) les mouvements d’intégration et d’assimilation des populations montagnardes sont plus ou moins actifs et plus ou moins couronnés de succès.
Le dernier paragraphe est consacré à la contribution de l’alpinisme à l’ouverture des espaces montagnards colonisés avec un rappel des grandes étapes de la conquête des sommets himalayens.

Exportation et acclimatation des modèles d’aménagements sous les tropiques

Repenser le territoire péruvien à partir des Andes, comment, depuis les Incas, les autorités ont-elles pensé le territoire : complémentarité montagne-littoral, espace littoral dominant pour les Espagnols, reconfiguration avec l’indépendance, aujourd’hui la « sierra » est perçue comme la région des Amérindiens, espace à problèmes mais où se met en place, depuis les années 80, un vaste programme de gestion des ressources hydrologiques.
Au XIXe siècle, les montagnes des tropiques sont des lieux de découverte, d’exploitation de produits nouveaux ou se concrétise une opposition entre l’agriculture coloniale et l’agriculture traditionnelle sur brûlis en particulier en matière d’appropriation du sol (Madagascar, Célèbes). L’exploitation forestière, en dépit des recommandations des scientifiques conscients de la fragilité des sols tropicaux, est calquée sur les modèles européens (Algérie, Fouta Djalon, Tanzanie, Thaïlande, Népal).
Mais c’est aussi le modèle occidental de protection qui est exporté : Parc des Matopos Hills au Zimbabwe, du Huascaran au Pérou, du Sagarmatha au Népal.

La mondialisation des enjeux montagnards

2002, Année Internationale de la Montagne, c’est l’occasion de montrer comment ont émergé des « objets politiques mondiaux » : forêts tropicales, océans, zones humides, Antarctique, accompagné d’une reconnaissance par les scientifiques, les acteurs du développement et les politiques de l’identification d’enjeux environnementaux à l’échelle planétaire.
Un paragraphe retrace les grandes conférences onusiennes depuis Stockholm en 1972, le programme « Man and biosphère » et en 1990 Mountain Agenda. Ces programmes scientifiques nécessitent de redéfinir la montagne par l’altitude et la pente, ils rappellent les relations multiples entre hautes terres et régions avoisinantes; réservoir d’eau, d’énergie, de biodiversité. Les auteurs proposent ici une synthèse riche et commode des diverses publications associées à des manifestations internationales.

Montagnard(e)s de la mondialisation

Depuis le sommet de Rio est affirmé le principe selon lequel les populations doivent être les premiers bénéficiaires des politiques menées en montagne, reconnues dans leur spécificité culturelle et leur mode de vie. Si les acteurs deviennent des acteurs-clés d’une protection des espaces montagnards, les échanges entre populations montagnardes de continents différents sont favorisés (programme HimalAndes) et la reconnaissance des savoirs locaux par les scientifiques est nouvelle. Pourtant les auteurs montrent par quelques exemples que cette attitude n’est pas sans ambiguïté. Ils font une place au « genre » avec la place des femmes et la dégradation de leur condition. Enfin ils montrent qu’une identité montagnarde transnationale est difficile à construire : Caucase malgré des exemples prometteurs : identité berbère et émergence d’une identité amérindienne andine.

L’Union Européenne: la montagne introuvable

Malgré la mobilisation des élus de montagne, la Constitution européenne ne fait pas mention des montagnes. Ce chapitre revient sur l’évolution du projet européen : libre circulation, P.A.C., politique de l’environnement, politique régionale et pointe l’apparition de « l’objet montagne » dans les années 2000.

La montagne comme trait d’union

Ce qui est développé ici c’est l’idée de parcs frontaliers de protection et de paix et l’évolution de la protection d’une espèce (les gorilles du parc des Virunga) à celle de la conservation des biotopes: concept de « biorégion ».

Cette notion, soutenue par le WWF, est mise en œuvre dans des parcs transnationaux ou par une mise en réseau comme celui qui lie les parcs américains de Yellowstone au Yukon. Elle est aussi très présente au sein de la « Convention alpine ».

Aujourd’hui, la montagne peut être considérée comme un cadre référent de l’action collective.

Pour conclure, Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz, reviennent sur la variété des figures par lesquelles on invoque la montagne dans le temps et dans l’espace.

Un livre dense, un moment de lecture instructif et passionnant, même si les espaces montagnards ne sont plus guère présents dans les programmes officiels.

Copyright Les Clionautes