L’ouvrage de Luis Martinez présente les conclusions suivantes: les régimes autoritaires rentiers disposent des ressources suffisantes pour surmonter les crises politiques inhérentes aux contrechocs pétroliers.
Les régimes algérien, irakien et libyen, étudiés dans le livre sont parvenus à survivre tant à l’effondrement du prix du baril de pétrole, en 1986, qu’aux conflits et insurrections qui ont suivi. Le prix de cette adaptation à ce nouvel environnement a été la transformation de l’économie rentière en économie de pillage. Peu étudiée dans la trajectoire des régimes autoritaires rentiers, celle-ci est pourtant une composante fondamentale de la survie des coalitions autoritaires en période de rareté des ressources. La richesse pétrolière a clairement détruit le contrôle de l’utilisation des ressources. Les gouvernements, a vu de l’afflux d’une telle masse de revenus, ont perdu la maîtrise des dépenses. Ces gouvernements tiraient leur légitimité de leur capacité à redistribuer à la population, sous forme de biens et de services, une partie de la richesse pétrolière. L’absence d’institutions démocratiques susceptibles d’exercer un contrôle sur les dépenses a provoqué la faillite de ces économies.
Pour ces régimes, la renté pétrolière a été le moteur d’une économie de (gas)pillage qui a assuré leur longévité. La question posée est celle de savoir si la rente n’est pas une malédiction, même si l’on peut penser qu’il suffirait d’une bonne gouvernance pour que la rente accroisse la richesse nationale et le bien-être de chacun. Cela a pu être en partie réalisé dans des émirats et en Arabie saoudite, avec tout de même des limites, la redistribution de cette rente n’étant pas générale et exclusivement réservée aux nationaux.
Contrairement à ce qui se passe en Norvège, la manne pétrolière est investie, non pas dans la réalisation de performances économiques, mais dans les mécanismes et les rouages de la consolidation d’un système clientéliste.

Des régimes maintenus par la violence

Les économies de l’Algérie, de la Libye et de l’Irak ont «échoué», mais les régimes ont «réussi» à se maintenir et à se consolider, en dépit des piètres résultats économiques, des révoltes et des guerres. En 2007, la Libye dispose d’environ 100 milliards de dollars de réserves, mais son économie dépend presque uniquement du pétrole: 98 % des revenus issus des exportations proviennent des hydrocarbures, ceux-ci produisent 80 % des recettes budgétaires, le secteur pétrolier représente 74 % du PIB et 70 °’o de la population active est employée par l’État ! Le taux de chômage est de 30 %, et 14 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (150 dollars américains par mois). Du point de vue économique, c’est un échec. Cependant, du point de vue politique, le régime de Kadhafi, né d’un coup d’État en 1969, a fêté ses quarante années de pouvoir en septembre 2009 ! La même année, le président Abdelaziz Bouteflika est plébiscité par une élection présidentielle fort peu démocratique et s’offre le luxe de faire revivre la fiction du régime de Houari Boumediene (1965-1979). Là encore, les revenus extérieurs proviennent à 98 % de la vente des hydrocarbures, qui assurent 60 % des recettes budgétaires.
Les élites dirigeantes sont toutes issues du parti FLN et, même si les dénominations des partis ont changé, le FLN, parti-État a été le vivier des élites. Les allocations de ressources ont favorisé l’installation de ce régime et l’ont consolidé mais l’Algérie est dans une situation de faillite économique.
Le régime de Saddam Hussein serait sans doute toujours présent si l’administration Bush, à la suite du 11 septembre 2001, n’avait pas décidé de le déraciner. Le Baath aurait pu fêter en 2008 ses quarante années au pouvoir, même si le pays est un champ de ruines. Un processus timide de reconstruction semble s’amorcer mais la route risque d’être longue, malgré le départ d’une partie des troupes américaines. (Unités combattantes.)

Place de l’armée et des services de sécurité

Les élites locales des trois pays ont eu un comportement prédateur e s’appuyant sur un système policier. Par contre en Malaisie, pays musulman, la cohabitation entre une économie rentière et un système politique autoritaire a pu réussir. Le déploiement de la rente a permis un investissement massif dans le capital humain et la naissance d’un «État industrialisé et rentier.
En somme, la Malaisie est devenue le pays qu’auraient souhaité réaliser les élites nationalistes des années 1970 en Algérie, en Libye et en Irak : un État fort et industrialisé. Mais à la différence de la Malaisie, nos trois pays ont fait des choix qui les ont conduits à un usage inefficace de la rente pétrolière. Les dirigeants ont instauré une économie fondée sur le gaspillage qui les a entraînés au bord de la faillite financière.
Le flot de la richesse pétrolière a irrigué des réseaux clientélistes sans que soit exercé aucun contrôle démocratique. Des organes de régulation, les services de sécurité durant la période d’abondance (1973-1986) et des mafias lors de la pénurie (1986-2000) ont assumé par défaut le rôle d’institutions modératrices. Mais toutes ces structures ont été incapables d’ériger dans la durée une stratégie efficace de développement.
Le troisième choc pétrolier (2003-2008), a permis a ces pays de se doter de fonds de réserves précieux dans une période de crise financière. Mais deux régimes « socialistes », l’Algérie et la Libye, ne sont plus en mesure de peser sur leur environnement. Il n’y a plus de grands desseins à promouvoir, comme l’unité de la nation arabe ou d’ennemis à stigmatiser. La richesse est là, et avec elle la peur de la dilapider. L’absence d’institutions régulatrices fait craindre à nouveau un immense gâchis.

Une économie de (gas)pillage

Les surplus financiers obtenus par les coûts élevés du baril sont placés dans des fonds de réserves, en prévision d’un éventuel effondrement des prix. Cela rappelle le système de stockage du Cacao et les prélèvements opérés par l’état pour compenser les baisses des cours en Côte d’Ivoire.
Les économies algériennes et libyennes sont incapables d’absorber ces milliards de dollars qu’a générés le troisième choc pétrolier. Sous-industrialisées et dépourvues du capital humain nécessaire, l’Algérie et la Libye confient la mise en œuvre et la réalisation des grands chantiers à des entreprises étrangères, et notamment chinoises en Algérie.
Ces pays riches sont incapables de répondre à la demande sociale. Des émeutes secouent régulièrement l’Algérie et occasionnellement la Libye. Elles rappellent la vulnérabilité de leur cohésion sociale. De plus et comme en Irak, la violence terroriste continue à prospérer, avec la complicité ou non des services de sécurité. Cette violence est utile: elle voile les mécanismes de fonctionnement des régimes et entretien l’illusion de la menace islamiste. Les radicaux islamistes au Maghreb ont trouvé dans al-Qaida l’organisation armée qui manquait dans la région, et les régimes entretiennent la peur que véhicule cette organisation en Europe et ailleurs. Cette rente diplomatique permet ainsi de maintenir à distance un regard critique sur les usages passés et présents de la rente pétrolière. Mais des pays comme le Maroc, ou la Tunisie ont pu disposer d’une image de rempart contre l’intégrisme qui leur sert de rente diplomatique, mais sans disposer de la rente pétrolière.
Au final, cet examen des situations semble assez pessimiste. Il ne semble pas que les pays arabes concernés puissent trouver en eux-mêmes les ressorts de leur développement. Pourront-ils se dispenser d’une démocratisation ? Celle-ci peut-elle être imposée de l’extérieur comme en Irak, avec un succès pour le moins mitigé ? Cette démocratisation est elle envisageable dans des sociétés où la laïcité ne semble pas irriguer le corps social ? Cette démocratisation est-elle envisageable lorsque la pression religieuse met les femmes, acteurs du développement, dans une situation de sujétion ? Mais pour que les femmes puissent participer au développement, encore faut-il qu’elles s’émancipent, mais pour cela il faut que la laïcité progresse, et les régimes sont d’autat moins enclins à s’y engager, qu’ils sont sous la pression des religieux. Un consensus sur la préservation des situations acquises existe entre des pouvoirs autoritaires et des mouvements religieux qui entendent maintenir une rente de situation politique sans pour autant souhaiter exercer réellement les responsabilités gouvernementales.

Bruno Modica