En dépit de l’imparable démonstration du facétieux bibliothécaire Jean-Baptiste Pérès, établissant en 1827 « Comme quoi Napoléon n’a jamais existé ou Grand erratum », non seulement l’Empereur Napoléon a bien existé mais il était même plusieurs ! Tel est le constat déconcertant qui nourrit l’étude brossée par Nathalie Pigault.
Sa trame s’appuie sur l’évocation de quatre « usurpateurs » recensés entre 1815 et 1823. Dans le registre de la captation d’identité historique, ces faux empereurs n’ont à vrai dire ni l’envergure ni la longue carrière des prétendus Louis XVII à la Naundorff ou des pseudo-Romanov jouant les grandes duchesses Anastasia. Trois de ces profils sont ceux de frustes histrions sans envergure, escrocs itinérants qui abusent fugacement de la naïveté de petites gens par leurs contes absurdes à la faveur de leurs pérégrinations en Isère et dans l’Ain en 1815 et 1816. Le quatrième cas est moins vulgaire : il met en scène la figure singulière d’un moine, fondateur d’un asile d’aliénés en Lozère, qui laisse prospérer en 1823 l’improbable rumeur qu’il serait Napoléon pour favoriser les dons charitables en faveur de son œuvre.
Ce qui donne sens à ce faisceau d’anecdotes mi-farfelues mi-misérables est le contexte sensible dans lequel elles s’inscrivent. Le cadre politico-policier troublé de la Terreur Blanche et de ses suites, auquel la répression légale des fausses nouvelles et des cris séditieux donne force judiciaire, reflète l’instabilité politique du régime de la Restauration. Les lieux où les Napoléons de contrebande se manifestent sont des terres reculées où persiste l’attachement bonapartiste. Les gogos qui prêtent foi à leurs affabulations sont des gens simples, le plus souvent des paysans, insatisfaits politiquement et fiscalement lésés. En dépit de critères de ressemblance physique souvent sommaires, ils sont convaincus par la manière d’être et le langage des imposteurs, qui correspondent à l’idée qu’ils se font de l’Empereur. La rumeur propagée par les crédules conforte la crédibilité des simulateurs, que l’invraisemblance des situations peut même servir sous prétexte d’incognito.
Si la prison est au bout du chemin des trois hardis charlatans du sentiment impérial au début de la Seconde Restauration, il n’en est pas de même du cas jugé inoffensif du moine, dont les autorités locales prennent note avec une indulgence d’autant plus amusée qu’il se place deux ans après le trépas de Sainte-Hélène. Leur cartésianisme ne leur permet sans doute pas de prendre la pleine mesure du fond du sujet. Car la damnatio memoriae en règle infligée après 1815 à l’Empereur déchu n’a pas atteint son but. Son exil au bout du monde a alimenté un bain de rumeurs d’évasion et de retour dont la permanence est imperméable à la logique. Même sa mort ne parvient pas tout à fait à en venir à bout… S’inscrivant dans un horizon d’attente quasi-messianique, foi et nostalgie napoléoniennes alimentent ainsi, dès le début de la Restauration, la cristallisation précoce de la légende impériale dans l’imaginaire populaire.
La monographie clairement structurée de Nathalie Pigault est d’une lecture aisée et d’une facture soignée (hormis la coquille qui écorche le nom du maréchal Macdonald en McDonald p.62). Adoptant une démarche micro-historique instructive et originale, elle confère au périple d’une poignée d’imposteurs miteux faisant commerce de la crédulité publique le relief fascinant d’un hommage des mystificateurs au mythe.
© Guillaume Lévêque
Les territoires de la folie sont implicitement écartés par l’étude de Nathalie Pigault. Mais cela ne veut pas dire que le champ soit en jachère. Sur ce thème, voir le livre de Laure Murat : L’homme qui se prenait pour Napoléon : pour une histoire politique de la folie, Éditions Gallimard, 2011.
Parmi les faux Napoléon, compte-t-on ceux qui déambulent dans ce qu’on appelait des asiles d’aliénés, fut un temps ?