Andrew Knapp propose un livre de synthèse sur un aspect peut-être moins connu de la Seconde Guerre mondiale, les bombardements alliés sur la France. Ce qui pourrait sembler être un travail extrêmement pointu se révèle en réalité une porte d’entrée passionnante sur ce conflit. Multipliant les angles d’approche et les exemples locaux, il donne à comprendre cette réalité sans jamais perdre le lecteur.

Méthode et synthèse

Andrew Knapp est professeur d’histoire contemporaine et de la vie politique française à l’université de Reading. Il est un spécialiste de la guerre aérienne. Son ouvrage, construit en quinze chapitres, fourmille d’informations et comprend de nombreux tableaux récapitulatifs. C’est un travail colossal assorti de plus de 70 pages de notes, ainsi que d’une bibliographie, d’un index des noms de personnes et de lieux très utile pour collecter des exemples locaux. L’auteur souligne tout d’abord de façon très claire les obstacles à un tel livre. Premièrement évidemment la question du nombre de morts imputables aux bombardements alliés, sachant qu’à l’époque la France compte davantage de communes qu’aujourd’hui ce qui pose problème dans le décompte : un même mort risque d’être doublement relevé. On pourra joindre à cette réflexion méthodologique le chapitre 13 qui se focalise sur la question de la perception. Andrew Knapp y évoque d’autres aspects méthodologiques et tout d’abord forcément les précautions à prendre, comme à chaque fois, face à un témoignage. Pour chaque bombardement allié, il faut savoir si c’est le premier, quelle est son intensité et à quel moment il a lieu entre la journée et la nuit, ce qui influence aussi sa perception. Il faut aussi prendre en compte la chronologie précise.

Une question dérangeante

Pour Andrew Knapp, la question du bombardement par les Alliés représente un aspect trop souvent négligé de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant cela représente tout de même un mort Français sur sept durant le conflit. Pour continuer à prendre la mesure du phénomène, on peut relever ce que dit l’auteur, à savoir qu’entre Rethondes et Royan, c’est plus de 570 000 tonnes de bombes américaines qui furent déversées, soit sept fois plus que ce que la Luftwaffe a déversé sur le Royaume-Uni. C’est un phénomène très concentré sur l’année 1944. Andrew Knapp souligne l’aspect dérangeant de son sujet puisque c’est environ 57 000 Français qui périrent sous des bombes « amies ». Il dit d’ailleurs que c’est cette inversion, à savoir que les Alliés tuent des populations françaises, qui explique que ce pan de l’histoire n’est pas le plus connu.

Bombardements et stratégies

L’auteur revient sur la genèse de l’idée de bombardement au moment du premier conflit mondial. Dès le début, les questions morale et stratégique ont été posées. Ensuite, et sans verser dans le détail inutile, il rappelle des informations de base dont il faut tenir compte, comme le fait qu’il fallait près de 52 semaines par exemple pour former un pilote de B 17. L’auteur resserre ensuite son approche sur la France en se demandant comment elle a été bombardée en comparaison d’autres pays. Il aboutit à un calcul qui peut sembler macabre mais qui est très éclairant, à savoir qu’il aura fallu plus d’une tonne de bombe pour tuer un Britannique et plus de huit pour un Français. Il y a donc des raisons objectives à cette différence de létalité et c’est à quoi s’attache l’auteur.

Quelles cibles, quels résultats ?

Durant quatre chapitres, l’auteur passe en revue les cibles visées et tout d’abord ce qu’il nomme les « objectifs indirects et les ports ». Il faut entendre par là qu’il y a de multiples raisons de bombarder la France, que ce soit pour livrer des tracts ou attirer la chasse allemande sur le territoire français pour l’affaiblir. L’auteur passe ensuite en détails quelques exemples de ports bombardés. Il se consacre ensuite aux industries visées. Les Anglais bombardèrent les usines de Billancourt en 1942 et Andrew Knapp montre que, malgré les dégâts matériels et humains, ce fut avant tout une victoire symbolique en terme de capacité à agir en France. Les transports ferroviaires constituèrent également une cible de choix notamment dans le cadre du Transportation plan. Cette bataille du rail est sans doute mieux connue mais Andrew Knapp fournit des tableaux de synthèse très utiles. Le chapitre 6 est spécifiquement consacré à la question du Débarquement. Il développe trois exemples plus particulièrement.

Et du côté des bombardés ?

Dans les chapitres suivants, l’auteur change d’angle d’approche et se met cette fois dans la position des populations françaises. Le chapitre 7 précise d’abord la situation avant 1940 où la France est encore en République. C’est une période particulière car les bombardements sont alors « redoutés mais pas encore vécus ». Les gouvernements tiennent compte de la menace, et cela engendre une frénésie administrative pas toujours très efficace. Pour résumer, on peut reprendre la formule d’Andrew Knapp qui souligne que les gouvernements s’attendaient « à une guerre aérienne, mais pas à cette guerre aérienne ». On mesure dans ce chapitre le travail de précision de l’auteur qui souligne au-delà d’une tendance générale, la multitude des cas locaux. A la veille de 1940 en tout cas, c’est à peine un Français sur dix qui peut être mis à l’abri.

Et Vichy dans tout cela ?

L’auteur consacre les chapitres 8, 9 et 10 plus spécialement à Vichy. Le régime doit tenir compte de l’opinion car cette question est centrale pour le régime à travers notamment sa promesse de protection des Français. Si Vichy s’empara de la question, ce fut souvent aussi de façon complexe, bureaucratique et pas toujours efficace. Néanmoins, il serait faux de passer sous silence les abris construits par le régime qui ont pu épargner des vies. En effet, un Français sur deux à un Français sur six pouvait se mettre à l’abri en 1944. Au-delà des chiffres, le point le plus crucial est sans doute la façon dont Vichy tenta d’utiliser les bombardements pour servir sa propagande. La question n’est pourtant pas simple pour le régime car trop communiquer à leur propos, c’est souligner les faiblesses et insuffisances de Vichy. Les Alliés cherchèrent eux à légitimer les bombardements mais, au final, Andrew Knapp plaide pour un match nul entre Vichy et les Alliés pour la simple et bonne raison que ce qui primait sur tout était l’expérience des Français dans leur quotidien.

Les réactions et actions des Français

Dans les cinq derniers chapitres, l’auteur brosse un portrait des réactions des Français face à ces bombardements. Se pose d’abord la question de l’évacuation ou de la non évacuation et de toute la logistique que cela implique. Il faut distinguer si celle-ci se réalise à chaud, dans la foulée d’un bombardement ou sur une initiative allemande. Là encore, il faut donc utiliser le pluriel pour tenter de rendre compte de ce qui s’est passé à l’époque. L’auteur s’intéresse ensuite à la mobilisation des Français face à ces bombardements et il ramasse le tout dans une formule : «  Vichy parvient à mobiliser les Français ou plutôt les Français se mobilisent sous Vichy ce qui n’est pas du tout la même chose ». Pour s’en convaincre, on peut citer l’histoire de Jean Costes, jeune étudiant en droit qui adhéra à la Croix Rouge et intervint après le bombardement d’avril 1944 sans que cela ne change en rien son engagement gaulliste. Dans d’autres cas de bombardements, la bonne volonté était là, mais les moyens manquaient cruellement ou alors on confiait aux jeunes des missions disproportionnées comme ce jeune de 15 ans qui passa sa nuit à transporter des débris humains. Andrew Knapp s’arrête plus particulièrement sur le Havre et Caen car les deux villes ont été très touchées mais les populations n’ont pas forcément réagi de la même manière. Il tente de cerner les pourquoi d’une telle différence. Parmi les explications avancées, le fait que si Churchill se rend à Caen et reconnait les souffrances des populations, Le Havre lui n’a droit qu’aux commentaires de la presse britannique comme quoi il fallait bombarder la ville.

En conclusion, l’auteur revient sur les principaux apports de son étude et prolonge aussi le thème sous de nouveaux angles comme la question de qualification des bombardements comme des crimes de guerre.
Au total, ce sujet qui pourrait paraitre réduit, très précis, permet de poser des questions fondamentales sur l’action du politique et particulièrement de Vichy, sur le quotidien des populations ou encore sur les particularités techniques de cette guerre.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes