L’étude de l’histoire militaire connaît depuis une trentaine d’années un profond renouvellement, fondé sur un intérêt nouveau pour la dimension humaine et individuelle du combat, dans ses aspects matériels mais aussi psychologiques et culturels. Après les travaux fondateurs de J.Keegan, Victor D.Hanson, en s’intéressant aux combats hoplitiques, a été l’un des premiers à appliquer cette grille de lecture novatrice aux affrontements antiques.
On ne saurait donc être étonné de voir aujourd’hui cette préoccupation toucher l’étude des conflits menés par une autre civilisation antique, celle des Celtes. Et, effectivement, c’est l’une des sources d’inspiration, mais non la seule, du présent ouvrage, issu d’une thèse de doctorat d’Etat soutenue par Alain Deyber devant l’université de Paris-IV Sorbonne en 2007. Le riche parcours de l’auteur lui en effet inspiré une ambition plus vaste : ancien officier d’active de l’armée de terre, un temps chargé d’enseigner histoire militaire, stratégie et tactique à Saint-Cyr-Coëtquidan, aujourd’hui administrateur civil hors-classe, A.Deyber a parallèlement fouillé de 1967 à 1981 l’oppidum de la Pierre d’Appel à Etival-Clairefontaine (Vosges) et s’est spécialisé en archéologie celtique, orientant progressivement son intérêt vers les problèmes de la guerre. Partant du constat de la persistance de nombreux stéréotypes et incertitudes sur la question, concomitamment à de nombreux progrès dans la connaissance de l’organisation sociétale et de la culture matérielle de la Gaule celtique lors des trois dernières décennies, il se fixe donc ici comme objectif d’embrasser les divers aspects de la pratique de la guerre dans cet espace géographique, entre –150/140 et environ –12, période qui correspond à celle dite de la Tène finale (ou D), et au cours de laquelle les Gaulois sont confrontés à des conflits quasi permanents, entre eux ou avec d’autres peuples expansionnistes (Germains, et, bien sûr, Romains).
La guerre aux multiples facettes
Tournant le dos à toute approche chronologique, l’auteur aborde ainsi successivement trois thématiques, auxquelles le sous-titre de l’ouvrage ne renvoie qu’incomplètement. Dans « L’état de guerre » (p.49-210), il met d’abord en valeur l’omniprésence, pour des causes diverses, de la guerre dans le monde gaulois de la Tène D ; il analyse ensuite les rapports multiples entretenus par celle-ci avec la religion ; il tente enfin de cerner les pratiques qui marquent le début ou la fin d’un état de belligérance. « Le facteur humain » (p.213-271) est au centre de la deuxième partie : dans un premier temps, l’auteur s’intéresse aux modalités techniques de la mobilisation et de la concentration des armées ; puis suit une interrogation sur la nature du personnel guerrier de l’époque et des différents rapports le liant ; pour finir, un court chapitre s’essaie à cerner les facteurs d’une valeur morale généralement relevée chez les Gaulois. La troisième partie s’attache à l’étude des différents aspects de « L’art militaire » de ceux-ci (p.273-412). Après quelques généralités introductives, sont successivement abordés le costume de guerre et les différentes pièces de l’armement des guerriers gaulois, puis les différentes composantes tactiques de leurs armées. L’auteur met ensuite en valeur l’existence de réelles conceptions stratégiques et tactiques chez les Gaulois de la Tène D, avant d’essayer d’identifier les facteurs d’efficacité ou d’inefficacité de celles-ci dans divers domaines des opérations.
L’ouvrage est clos par une conclusion pareillement tripartite, aux visées diverses (p.417-441) : est d’abord dressé le lourd bilan des guerres menées en Gaule sur la période, au plan politique, militaire, démographique, économique et moral ; l’auteur s’essaie ensuite à évaluer le degré de maîtrise par les Gaulois des grands principes de la guerre, qu’il estime réel bien qu’empirique, variable selon les peuples, temporaire et potentiellement vicié par leurs divisions internes ; enfin, il s’attache à lister les différentes interactions que les Gaulois ont pu connaître avec les civilisations voisines (Grecs, Carthaginois, Romains, Ibères, Germains et Bretons).
Dépasser le regard de l’autre
La tâche à laquelle s’est attelé A.Deyber apparaît indéniablement ardue. On le sait, les Gaulois n’ont que très peu utilisé l’écriture : les principaux vecteurs de connaissance de leur histoire sont donc les vestiges archéologiques qu’ils nous ont laissé, un gisement dont la richesse régulièrement renouvelée et enrichie est certes loin d’être épuisée, mais dont l’interprétation, bien que de plus en plus fine, reste souvent hypothétique, et les sources littéraires léguées par les deux grandes civilisations auxquelles ils ont été confrontées, les Grecs et les Romains. Ceux-ci ont eu un regard extérieur sur eux, donc forcément déformé, par incompréhension ou partialité ; ils n’en donnent de plus qu’une vision très parcellaire, avec une lourde sur-représentation de la période 58-51, dont César se fit, comme on le sait, l’historiographe intéressé. L’auteur est bien conscient de ces écueils, et tente au maximum de les dépasser. La bibliographie fournie en témoigne, il s’appuie pour cela sur le croisement de multiples sources, de nature variée (littéraires, épigraphiques, linguistiques, archéologiques…), et sur de nombreux travaux de recherche, prenant en compte, dans la mesure du possible, les derniers acquis dans ce domaine : découvertes archéologiques – tel cet exceptionnel dépôt d’objets militaires mis à jour sur le site du sanctuaire gaulois de Tintignac en 2004 – avancées issues de l’archéologie expérimentale pratiquée depuis quelques années par quelques groupes de reconstituteurs passionnés… Le caractère éclectique de cette même bibliographie (où l’on voit aussi Balzac voisiner avec le célèbre Avant-postes de cavalerie légère du général de Brack (1831), avec le Small wars de Callwell (1896), avec le récent Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie…) en atteste pareillement : il fait aussi appel à une riche culture historique et littéraire, et à sa propre expérience de soldat, pour pratiquer un comparativisme limité. Ces mises en perspective, si tant est qu’elles soient bien maîtrisées (certains aperçus sur la pratique de la guerre dans le monde grec, et leur mise en relation avec les procédés gaulois, demanderaient par exemple à être précisés, nuancés) lui permettent d’apporter maints éclairages pertinents. Bien sûr, l’auteur ne peut éviter, en ce qui concerne certains des domaines d’étude définis, de devoir se contenter d’hypothèses qu’il ne peut étayer ou de simples interrogations (cf par exemple p.96-98, concernant le rythme sacral de la guerre). Mais il parvient à tracer un tableau nuancé et souvent concret de l’art de la guerre à la gauloise, un art qu’il décrit en pleine mutation. Si tant est qu’on puisse employer cette expression généralisante (car, l’auteur le rappelle avec justesse, la Gaule de l’époque n’a de réelle unité que géographique), l’armée gauloise de la Tène finale ne correspond pas à l’image léguée par les stéréotypes gréco-romains d’une masse hurlante et désorganisée : c’est une force apparemment plus ou moins structurée, dont l’armement et les composantes se sont diversifiés, et qui applique, à la mesure de ses moyens, des préoccupations stratégiques et tactiques. Celles-ci ne se traduisent plus systématiquement par la recherche du choc frontal et décisif ; l’auteur croit au recours croissant au « combat mobile d’usure » et à une guérilla qui s’appuie sur une mise en état de défense du territoire. Un système potentiellement efficace, que des vicissitudes internes, les divisions politiques, le talent de César, l’efficacité des légions et la constance de Rome devaient finalement mener à l’échec lors de la conquête romaine.
Maints jalons sont donc posés par A.Deyber tout au long du texte dense et parfois un peu diffus de ce qu’il désigne lui-même comme un essai. La longue présentation dans l’introduction des cadres géographique, temporel, théorique de l’étude, de ses diverses sources, un plan formellement très charpenté, la présence de nombreuses notes en fin de partie, de plusieurs index, d’un glossaire des termes militaires, de nombreuses illustrations et de quelques cartes contribuent par ailleurs à l’accessibilité de cet ouvrage qui ouvre donc des perspectives novatrices sur le sujet.
Stéphane Moronval
Une chronique de Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)