Unité 8200, cyberattaques en tout genre ou encore « MacronLeaks » : il n’est plus possible aujourd’hui de considérer ces évènements comme des exceptions. Ils appartiennent à ces « guerres de l’information à l’ère numérique ».
Un travail novateur
Fruit du travail d’une vingtaine de chercheurs, l’ouvrage propose de nombreuses études de cas, particulièrement bien structurées et claires. Dirigé par deux chercheuses de l’IRSEM (l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire) il vient combler un manque car aucun livre de langue française ne traite des guerres de l’information de façon globale, ce qui n’est pas le cas en revanche dans le monde anglo-saxon. L’ouvrage comprend un glossaire, une bibliographie et une présentation des auteurs.
Les guerres de l’information : un rapide rappel historique
Il est bon, tout d’abord, de rappeler que les guerres de l’information ne sont pas nouvelles et qu’elles ne sont pas uniquement liées aux régimes autoritaires. En introduction, les auteurs rappellent d’abord l’importance de la guerre froide. En effet, cette période constitue, en partie, la carte mentale des dirigeants actuels, mais on ne peut plus s’en contenter tant les bouleversements ont été nombreux depuis dans la façon de communiquer. Si l’on a besoin de quelques exemples pour mesurer les enjeux, il suffit de rappeler les attaques informatiques récentes ou encore l’affaire Cambridge Analytica. On assiste également à une saturation de l’espace informationnel comme en témoignent les 11 000 tweets envoyés par Donald Trump lors des trois premières années de son mandat.
Techniques et usages de l’information
Cette première partie comprend 80 pages et est organisée en trois chapitres qui comprennent chacune un focus. Nicolas Mazzucchi s’intéresse d’abord à l’arme de l’information dans les conflits armés. C’est l’occasion d’un exposé historique avec quelques jalons comme la Seconde Guerre mondiale qui a vu l’apparition d’unités de plus en plus spécialisées dans la gestion de l’information. La guerre du Golfe a aussi marqué un tournant, tout comme l’apparition récente des deep fakes. « La domination informationnelle est maintenant recherchée dans les conflits traditionnels ». Un premier focus est consacré au ciblage dans le domaine militaire. Le lieutenant-colonel Eric Gomez envisage la question de façon historique en montrant comment on est passé de frappes de masse à des frappes « chirurgicales ». Le deuxième article se focalise sur un aspect plus technique, à savoir les couches basses du cyberespace. Il montre par exemple le cas particulier de l’Internet iranien qui s’est construit de façon centralisé et sous l’égide de l’Etat. Le focus suivant évoque la guerre électronique en retraçant les différentes étapes historiques de cette réalité. Dans le troisième chapitre, Ben Nimmo traite des techniques d’amplification sur les réseaux sociaux. Il montre comment on peut obtenir une audience large à partir de tweets ou de bots. Il montre tout un marché autour de comptes détournés utilisés pour relayer un message. L’auteur s’arrête sur le cas de la France et particulièrement de la campagne présidentielle de 2017. Sans être trop technique, l’auteur nous fait comprendre les dessous d’une telle opération. Le dernier focus propose une approche très intéressante de la façon dont on peut découvrir les preuves d’une manipulation de l’information. Il faut pour cela s’intéresser au contenu, à l’historique et au contexte.
Des études de cas sur les guerres de l’information en contexte autoritaire
Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage sont constituées d’une suite d’études de cas. Chaque article s’appuie sur un pays différent et une question centrale de façon très claire et abordable. L’ouvrage passe d’abord en revue la Russie, la Chine, la Corée du Nord, l’Iran ou encore les monarchies du Golfe. Pour la Russie, « les doctrines et les pratiques révèlent une ambition assumée, celle d’exercer une influence informationnelle dans le monde et de répondre aux attaques dont la Russie serait victime dans le domaine médiatique ». L’auteur explique le rôle de Russia Today et de Sputnik dans le cadre de cette stratégie.
Du côté de l’Asie
Un premier article est consacré à la Chine : « Une modernisation des pratiques de guerre de l’information ». Valérie Niquet montre d’abord comment la guerre de l’information en Chine se nourrit de deux courants qui sont la pensée stratégique classique et l’inspiration léniniste auxquels il faut ajouter la pensée stratégique de Mao Zedong. Après un rapide rappel historique, l’auteure s’intéresse à aujourd’hui. Le pays compte plus de 800 millions d’internautes et, en cas de crise majeure, il devient très difficile, même pour le pouvoir chinois, de tout contrôler. Paul Charon poursuit dans un focus sur le cas de Taïwan considéré comme le « laboratoire des manipulations de l’information chinoises ». L’auteur souligne que l’objectif de Pékin est désormais de « faire éclater la société taïwanaise et son régime démocratique sous le poids de ses contradictions internes ». Il montre les techniques chinoises employées pour parvenir à cet objectif. Un autre article traite du cas de la Corée du Nord. Le pays s’est, en partie, construit sur l’identification d’ennemis. Le pays n’est pratiquement pas relié à l’Internet mondial. Les téléphones portables sont particulièrement surveillés. Le pays est en tout cas en avance dans le domaine cybernétique comme le montre l’épisode Wannacry qui pourrait lui être imputé.
L’Iran et les monarchies du Golfe
Pierre Pahlavi explique ensuite le cas de l’Iran. Les conflits récents dans lequel le pays a été impliqué, ainsi que la suprématie américaine, ont fini de convaincre ses dirigeants que le pays ne « pouvait rien espérer de la confrontation directe avec ses adversaires régionaux et extra-régionaux et qu’il devait investir dans une approche asymétrique faisant la part belle à l’influence médiatique et à l’arme informationnelle ». Le pays a un profond sentiment de fragilité géopolitique. Il développe ce que l’auteur appelle une « stratégie à 360 degrés » s’appuyant sur des moyens comme la diplomatie classique, mais aussi l’utilisation des diasporas ou encore l’exploitation de réseaux criminels. L’auteur évoque également le rôle de l’IRIB qui est la principale agence en charge de la coordination des différents organes de la diplomatie audiovisuelle iranienne. Le pays investit aussi le domaine de la blogosphère. Fatiha Dazi-Héni propose ensuite un focus sur les guerres de l’information dans la crise de juin 2017 entre les monarchies du Golfe. Rappelons qu’à l’époque le Qatar se trouve face à quatre autres états de la région. Le Qatar a incité à s’adapter aux changements consécutifs aux soulèvements de 2010 ce qui a conduit quatre états de la région à rompre leurs relations diplomatiques avec lui et à imposer des sanctions inédites en fermant leur espace aérien, maritime et terrestre. Elle propose une approche de la logique de chacun des acteurs de cette crise.
Monde anglosaxon
La troisième partie est consacrée aux démocraties face aux guerres de l’information. Le premier chapitre évoque le cas du Royaume-Uni. Nicholas J. Cull rappelle d’abord que le pays a une relation privilégiée avec les techniques de la guerre de l’information, « ayant été pionnier en matière de tactiques, des meilleures comme des pires ». Un des axes du pays est de répondre aux problèmes liés à la désinformation tout en faisant de la liberté des médias dans les pays étrangers un élément important de son rôle international. Le pays a engrangé des succès en diffusant l’image de « Cool Britannia », mais a aussi enregistré des échecs en s’associant à la guerre en Irak en 2003. L’auteur détaille aussi l’affaire Skripal et ses suites. Maud Quessard développe le cas des Etats-Unis et de la militarisation de la diplomatie publique. Pour le Pentagone, c’est la première guerre du Golfe qui a marqué une étape : elle a été perçue comme la première guerre de l’ère numérique. L’auteure montre notamment comment la diplomatie s’est fortement militarisée à l’ère du numérique. Elle explique l’importance du Cyber Command. On relève un paradoxe qui est que les Etats-Unis sont victimes des « éléments-clés de leur propre soft power. Leur capacité à créer des technologies favorisant l’utilisation des outils numériques par leurs adversaires serait devenue le talon d’Achille de leur architecture de défense ».
Les cas israélien, français et japonais
L’auteur met l’accent sur le concept de « hasbara » qui signifie « explication » et qui a pour objet de formuler de manière claire et percutante le point de vue de l’Etat d’Israël auprès de l’opinion publique. Ce terme est aujourd’hui débattu car la frontière semble mince parfois entre explication et propagande. On entend aussi parler de guerre cognitive car il s’agit d’influencer les opinions. L’article évoque l’unité 8200 considérée souvent comme à la pointe des techniques de guerre de l’information. Comme le note l’auteur, la stratégie israélienne visant à contrer l’influence de l’Iran dans la région est un exemple de conjugaison d’une politique de « hasbara » et d’une stratégie de guerre cognitive. Le Japon fait l’objet d’un chapitre pour souligner que la prise de conscience des enjeux informationnels est récente. Le Japon développe une certaine image à l’extérieur mais ne dispose pas d’équivalent de l’Alliance française ou des Instituts Confucius. Benjamin Pajot évoque le cas français en rappelant les « MacronLeaks » et pointe les réponses apportées.
Les réponses scientifiques, juridiques et politiques
Cette quatrième et dernière partie s’organise en quatre entrées. Divina Fra-Meigs pose d’abord la question : comment mesurer l’influence de la désinformation ? Elle explique ce que sont les chambres d’échos et les bulles de filtre mais insiste également sur les biais cognitifs. François Delerue propose une contribution sur les menaces numériques en période électorale en examinant les présidentielles américaines de 2016 et française de 2017. Le chapitre suivant se propose de dresser un panorama des mesures prises contre les manipulations de l’information. De façon très claire sont successivement présentées les mesures prises par les Etats, la coopération internationale et la société civile avant d’en pointer les limites. La France disposait dans ce domaine d’une loi mais qui datait de 1881. Il faut néanmoins retenir comme limites le fait qu’une information, même biaisée, a été diffusée et les études montrent que le cerveau humain est résistant à la correction. L’article pointe aussi le fait que, malgré les critiques, les plateformes numériques ont fait d’importants progrès en matière de partage d’informations.
Au total, cet ouvrage au thème a priori un peu austère se révèle passionnant et multiplie les éclairages sur un sujet dont l’importance ne fera que croître. Il fournit des exemples percutants dans le cadre de la spécialité HGGSP autour des questions « S’informer » ou « Puissance ».
Jean-Pierre Costille