Un livre de combat indispensable !
En 2013 paraissait une première édition des Historiens de garde. Six ans après, une réédition de cet ouvrage par les éditions Libertalia n’apparaît en rien superflu. Bien au contraire, et les enseignants que nous sommes ne peuvent que le regretter… Les élèves se voient dispenser des cours d’histoire pendant une dizaine d’années, et il est affligeant que les médias colportent des discours pseudo-critiques et parfaitement infondés qui viennent perturber les connaissances que nous avons eu bien du mal à leur inculquer. Non pas que l’Histoire serait une science figée : les véritables historiens interrogent et remettent sans cesse sur le métier les travaux de leurs prédécesseurs, ce qui fait progresser la connaissance. C’est d’ailleurs l’un des plaisirs qu’il y a à « faire » de l’Histoire : il n’est pas d’évidence, pas de dogme. Mais l’esprit critique qui est à la base de la recherche et de l’enseignement de notre discipline, ne doit pas être dévoyé par des malfaiteurs en mal de reconnaissance publique. Car on ne s’improvise pas historien : cela demande de la rigueur, de la méthode, et donc une solide formation initiale qui ne doit pas cesser de se perfectionner au fil des années.

Des chiffonniers de l’Histoire

Que sont ces «historiens de garde» ? Ce que l’on vient d’en dire, mais l’expression est d’abord un clin d’œil à l’essai de Paul Nizan, Les Chiens de garde, paru en 1932 et réédité depuisPour la dernière réédition, voir Paul Nizan, Les Chiens de garde, éd. Agone, 2012, préface de Serge Halimi. Le même Serge Halimi, l’un des piliers du Monde diplomatique, avait publié en 1997 (rééd. en 2005) Les Nouveaux Chiens de garde (éd. Liber-Raisons d’agir), consacré au cercle des éditorialistes omniprésents sur les chaînes de radio et de télévision. Gilles Balbastre et Yannick Kergoat en ont fait un documentaire, sorti en 2012, que l’on peut découvrir sur le site des Mutins de Pangée.. L’auteur y dénonçait le fait que le travail des philosophes les plus en vue n’avait pour but que de perpétuer l’idéologie bourgeoise, et d’y conformer les futures élites intellectuelles du pays, sans la moindre once d’esprit critique. Paul Nizan ne parlait pas de «pensée dominante» (comme le fait Serge Halimi), mais l’idée est bien celle-là. L’analogie avec ces «historiens de garde» est donc tout à fait pertinente, portée qu’elle est par les médias les plus influents.
Pour ma part, j’aurais préféré le titre de l’ouvrage collectif dirigé par Alain Bihr : Négationnistes : les chiffonniers de l’histoire, Syllepse/Golias, 1997. Mais son propos, il est vrai, est tout autre, puisqu’il s’agissait de dénoncer les dangers du négationnisme. Quoi que… Les «historiens» de garde n’ont de cesse de falsifier les faits historiques, de les tordre pour les adapter à leurs lubies. Et en cela, admettons qu’ils agissent bien en négationnistes.

Si l’Histoire nous était contée…

Il nous faut donner des noms. William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, chercheurs et enseignants, prennent principalement pour cible Lorànt DeutschPseudonyme de Laszlo Matekovics., et ce qu’ils qualifient plaisamment de «travaux» (en quatrième de couverture). En fait de «travaux», ils laminent avec soin et précision les élucubrations de l’auto-proclamé «historien», grand amateur d’ellipses, de raccourcis, d’anachronismes, quitte à se contredire. Encore celui-là agit-il en toute conscience, pour qu’il fait métier du mensonge assumé. En réalité, on a peine à mettre un mot ou une expression sur ces fameux « travaux» : il s’affirme tantôt historien, se posant avec une rare effronterie à ceux qui y consacrent leur vie, tantôt comme conteur. Mais c’est avec morgue qu’il repousse de la main les critiques qui lui sont faites, bien évidemment par des jaloux de son succès (car le volume des ventes prouve bien, à ses yeux, combien il a raison : les lecteurs ne sauraient se tromper), bien évidemment d’extrême-gauche. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui manipulent la jeunesse, puisqu’ils ont la haute main sur les programmes d’histoire et n’ont pour but que le décervelage. Voilà le digne héritier d’Alain Decaux, qui avait mené une campagne similaire en 1979 (p. 170).
Deutsch en chevalier de la véritable Histoire, celle de la France éternelle et de ses figures glorieuses : un chevalier blanc, forcément, puisqu’il ne cesse de dire son admiration pour la royauté, tout émoustillé qu’il est par l’âge d’or que fut l’Ancien RégimeSi l’exploit méritait d’être réalisé, on doit bien admettre que l’élève a dépassé Sacha Guitry (p. 138 et suiv.), auteur de l’impérissable Si Versailles nous était conté (1953), récidivant encore avec Si Paris nous était conté (1954).. Il fallait oser, et lui n’hésite pas. Et c’est parti pour le «génocide» vendéenDont la reconnaissance a été demandée par des députés UMP en 2012, puis en 2013 par la députée Front national Maréchal-Le Pen (p. 161)., comparable à celui des juifs ; et on y va pour le Louvre bâti par ChildéricUne tour érigée sous son règne en serait l’origine, ce que rien ne vient évidemment prouver., etc., on en passe et pas forcément des meilleures.

On doit reconnaître l’immense patience (et le courage) dont ont fait preuve les trois auteurs à analyser avec une extrême rigueur les facéties de l’acteur. Car eux sont de véritables professionnels, qui travaillent avec conscience et honnêteté.

Doit-on mépriser l’obstacle ?

La question, à l’instar d’Achille Talon, mérite d’être posée. Mais on voit guère d’argument sérieux pour laisser prospérer de telles inepties. Le soutien qu’il obtient dans les médias et la complaisance dont les présentateurs et journalistesÀ quoi s’ajoute celle de politiques. Ainsi Bertrand Delanoë lui a remis la médaille de vermeil de Paris en 2010. Ce fut l’occasion de prononcer un discours obséquieux, au cours duquel l’ancien maire lui reconnaissait une certaine subjectivité, qu’il avouait partager (p. 115). Tant de flagornerie laisse pantois. font preuve à l’égard de cet individu menacent les bases mêmes de notre métier. Face à l’importance écrasante et l’efficacité des moyens de diffusion dont il peut user pour vendre sa littérature (car c’est bien son objectif premier), que peut valoir notre travail dont on connaît toute la fragilité. Car ce genre de discours entre en résonance avec les théories du complot : les universitaires (qu’exècre Lorànt Deutsch) nous mentent, et lui se charge de rétablir la vérité. Contrairement à ce que son auteur prétend, il baigne dans une idéologie réactionnaire. À telle enseigne que soutiennent sa vision des choses les tendances identitaires et l’extrême droite d’une façon générale (p. 120), notamment Steeve Briois, maire Front national d’Hénin-Beaumont. L’appel au roman national est aussi l’une des bases revendiquées pour la mise en place d’une Maison de l’Histoire de France, annoncée en 2009 par un ancien président de la République, dûment conseillé par le très controversé Patrick Buisson. L’idée avait été soutenue par un autre conseiller, Henri Guaino, sans que le premier ministre de l’époque, François Fillon, y trouve quoi que ce soit à direLe même qui veut qu’on enseigne enfin l’Histoire de la France, sur la base d’un «récit» national faisant la part belle aux héros du passé exalté par Lavisse et consors. Il est vrai que la science historique n’a progressé en rien depuis le XIXe siècle, et combien vains ont été les travaux des Bloch, Labrousse, Braudel…. C’était aussi l’époque du fort heureusement éphémère ministère de l’Identité nationale (2007-2010).
Enfin, ne pas réagir serait encourager les pratiques honteuses des autres «historiens de garde», car derrière des Deutsch, combien de Casali, de Sévillia, de Ferrand, de Bern et tant d’autres. S’estimant persécutés (il est vrai qu’on ne les voit jamais à la télévision), ils se veulent «briseurs de tabous»Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Sébastien Fontenelle, Les Briseurs de tabous, La Découverte, 2012, dans lequel l’auteur jette à bas les masques de ces falsificateurs.. Remodelant le passé de la France, outrancièrement idéalisé, ils fournissent des armes aux nauséeux mouvements identitaires («on est chez nous»), au thème du repli sur soi exploité non seulement par l’extrême droite mais aussi par les forces conservatrices.

«L’Histoire est un sport de combat»

Si la sociologie en un autre, comme s’intitulait le film de Pierre Carles portant sur le travail critique de Pierre BourdieuLa Sociologie est un sport de combat, 2002, 186′., les trois auteurs ont bien raison que l’Histoire l’est également (p. 181 et suiv.). Loin de craindre leur donner une tribune, la lutte à laquelle ils appellent exige que les véritables historiens se mobilisent. Le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), fondé en 2005, est une initiative qui va dans ce sens : les réactions d’associations professionnelles comme les Clionautes est dans la même lignée. Les auteurs rappellent l’efficacité des actions que les physiciens ont lancé contre les frères Bogdanov. Il s’agit aussi de mettre à la disposition de tous les résultats des travaux des historiens, ce qu’Internet permet, ainsi que les relais que représentent les cafés historiques, les Rendez-Vous de Blois. Les auteurs appellent également à un renouveau de l’éducation populaire, à quoi on ajoutera un enseignement exigeantSans oublier le roman historique, basé sur la recherche. Les auteurs indiquent en exemple le livre de Christian Goudineau, Le Voyage de Marcus. Les tribulations d’un jeune homme en Gaule romaine, Actes Sud, 2005.. Cet ensemble de mesures (non exhaustif) est de nature à développer les bases d’un esprit critique dans l’opinion publique, laquelle, entrant dans les débats, pourra influer sur les décisions politiques et les candidats aux fonctions électivesDoit-on juger banal le fait qu’Emmanuel Macron rende hommage à Jeanne d’Arc, puis s’affiche aux côtés de Philippe de Villiers (p. 189), l’un des organisateurs de l’entreprise très lucrative du Puy-du-Fou — ou l’Histoire comme source de profits (voir sur ce point le chapitre «Du marketing à l’autorité», p. 99 et suiv.).. Les auteurs proposent également que soit explorée la voie de l’«histoire publique» (p. 199 et suiv.), qui «vise à former des experts de la vulgarisation», mais sans que les diplômés de cette nouvelle discipline deviennent des «bâtisseurs de mémoire» au service des intérêts de telle ou telle collectivité territoriale ou entreprise privée, soucieux de leur image et donc de communication.