Il existe différentes manières d’étudier la couleur. Les physiciens s’attachent à étudier la composante de la lumière et le spectre des couleurs, les spécialistes de littérature leur symbolique dans les ouvrages et l’occurrence des termes dans le lexique etc… Michel Pastoureau, historien spécialiste d’histoire des représentations, des images et des symboles considère quant à lui que c’est la société qui fait la couleur, donne le vocabulaire et le définit. Il livre ici un quatrième épisode passionnant consacré au rouge de sa célèbre série sur les couleurs. Il s’attache à y étudier tous leurs aspects sociaux dans les objets du quotidien, les vêtements, dans l’art, dans la représentation de la couleur selon les classes sociales, dans les codes et les règlements. Il explique les trois difficultés auxquelles il s’est confronté en tant qu’historien. Les premières sont des difficultés d’ordre documentaire : le problème de la lumière utilisée à l’époque (torche, bougies, chandelles), l’estompement des couleurs au cours du temps et la question de la restauration, la reproduction des documents en noir et blanc dans les différents ouvrages d’art et d’histoire. La deuxième difficulté est d’ordre méthodologique et est liée à la façon dont l’historien doit trier et sérier les problèmes d’ordre technique, chimique, iconographiques, idéologiques, symboliques. La troisième est d’ordre épistémologique et amène à s’interroger sur la différence de perception sur les couleurs, sur la question du regard d’aujourd’hui et celui d’hier sur les couleurs.

Après s’être consacré au bleu, au noir et au vert et en considérant qu’une couleur ne peut être étudiée de manière isolée mais dans un ensemble chromatique, Pastoureau livre donc ici une étude très érudite sur la couleur rouge qu’il limite à l’échelle européenne. Il y adopte un plan chronologique en montrant comment la première des couleurs maîtrisées qui avait une réelle importance sous l’Antiquité s’est faite plus discrète aujourd’hui. Il partage la réflexion en quatre temps : « la couleur première, des origines à la fin de l’Antiquité »,  « la couleur préférée, du VIe au XIVe siècle », « Une couleur contestée du XIVe au XVIIIe siècle » et « une couleur dangereuse du XVIIIe au XXIe siècle »

 

 

Le premier chapitre intitulé « La couleur première, des origines à la fin de l’Antiquité » montre à quel point le rouge a pu être la couleur par excellence au sein d’une triade blanc-rouge-noir.  Pastoureau montre combien le rouge avait la primauté dans la vie quotidienne qu’il s’agisse de l’habitat, des étoffes et vêtements, des parures, des objets, des dessins sur les grottes et des parures sur le corps. L’omniprésence de cette couleur est liée aux différents minéraux et végétaux qui permettaient de la fabriquer et l’utiliser sur différents supports : garance, hématite, kermès, pourpre, henné, cinabre, ocre, argile….. Il montre aussi comment se fixaient des valeurs associées à la couleur même si sous l’Antiquité la couleur n’était pas comprise en tant que concept mais associée à des objets.  Qu’il s’agisse du lexique ou de la représentation, le rouge était lié à la violence ou au danger (Diable rouge, couleur du Dieu Seth etc…).  Le rouge était lié de manière ambivalente au feu et au sang. Cette ambivalence symbolique se retrouve dans le feu qui nourrit et qui détruit, dans le sang source de vie mais également nourriture des dieux lors des sacrifices d’animaux souvent rouges. Même si ¨Pastoureau évoque beaucoup l’Egypte ancienne et le monde des Hébreux, une grande partie de ce chapitre est consacrée à l’Empire romain. Pastoureau cite Pline et ses travaux sur la couleur et montre combien pour les latins la couleur ne constitue pas une chose en soi mais ne prend sa valeur que sur des objets : statues, vases rouges et noirs, tableaux votifs, demeures privées etc… En effet dans la vie quotidienne des Romains, le rouge était partout, la polychromie essentielle. Rome était une ville rouge, construite en brique mais aussi rouge à cause des feux qui la ravageaient très souvent. Les personnes s’habillaient avec quatre couleurs de vêtements : blanc, rouge, jaune et noir. Le bleu et le vert étaient quant à eux liés aux coutumes des barbares. Les bijoux étaient souvent rouges car cette couleur était perçue comme un talisman. Le coq dont la crête était rouge était un animal très bien vu, très glorieux, lié aux sacrifices des dieux et aux augures. Très présent dans la vie quotidienne, le rouge est également associé à la majesté et aux plus hautes fonctions. Pastoureau consacre une partie à la pourpre dont l’origine issue d’un coquillage explique la rareté et la cherté du produit. Il insiste sur le fait que le rouge de la pourpre est associé à la majesté, au cérémonial et que seuls l’Empereur ou des magistrats y avaient accès. Le lexique enfin montre toute la richesse du rouge, de très nombreuses nuances apparaissent en latin tandis que certaines couleurs ne sont pas nommées. Les lieux dangereux ou prohibés portent cet adjectif (Rubicon, mer rouge). Dans ces cas, le rouge est une couleur dangereuse et fondatrice.

 

 

Dans le second chapitre intitulé « la couleur préférée » et qui porte sur la période médiévale (VIe- XIVe siècle) explique comment s’est opéré le changement de couleur matière à couleur concept au cours du haut Moyen Age. En effet, on ne pouvait pas parler de « couleur préférée » tant que la couleur n’était pas conceptualisée en tant que telle, pour elle-même. Les pères de l’Eglise, les traductions de la Bible et les commentateurs contribuent à construire une symbolique des couleurs. On retrouve les notions de feu et de sang et les ambivalences de ces notions. Le feu est sacré, il est la manifestation de Dieu aux hommes comme dans les épisodes du buisson ardent ou la colonne de feu de la Pentecôte mais c’est aussi un signe de malédiction (flammes de l’Enfer, couleurs du diable et de la trahison). Le sang est lié à l’impureté sauf lorsqu’il s’agit du sang du Christ dont on développe le culte en particulier avec l’eucharistie. Le rouge se retrouve alors sur la bannière des croisés et sur les vêtements des cardinaux. Le rouge conserve la dimension de pouvoir et de majesté de l’Antiquité. Le pape en est vêtu  et Charlemagne se fait couronner empereur en rouge. Cette couleur restera celle du manteau de l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique pendant près de mille ans. A part le roi de France, presque tous les rois ont revêtu la couleur rouge à tel point que des fonctionnaires veulent interdire les vêtements rouges et les sceaux. Pastoureau explique bien qu’exhiber, recevoir, contrôler ou interdire le rouge, c’est manifester son pouvoir. Cette manière de symboliser le pouvoir se retrouve en particulier dans l’héraldique. Le « gueule » est la couleur la plus utilisée sur les blasons des nobles. Au XIIème siècle en effet, 60% des blasons en comportent. Cette proportion va diminuant avec le temps mais révèle bien l’importance de cette couleur. On ne pouvait mixer cette couleur avec le noir par exemple puisque les cases de l’échiquier ont été transformées au Moyen Age. Les deux couleurs ne pouvaient être opposées. Ensemble, elles sont liées aux Enfers et seuls des traîtres et des félons littéraires pouvaient avoir ces couleurs là apposées sur un blason. Si le rouge représente le pouvoir, il est aussi la couleur de l’amour sous toutes ses formes, celui de la passion, de l’amour du Christ, de l’amour charnel ou même de la débauche. Le rouge est lié à la séduction. Progressivement cependant s’opère un basculement en faveur du bleu. Michel Pastoureau montre combien le lexique du bleu n’est pas lié aux Romains mais aux Germains (Blau) et aux Arabes (Azur – provenant du terme azraq). La Vierge est habillée en bleu et petit à petit les arts, les images puis les vêtements bleus occupent de l’espace. Les teinturiers des deux couleurs se livraient une forte concurrence et la culture de la guède pour la teinture se développe dans des régions comme la Picardie, la Thuringe, le Languedoc….

 

A la fin du Moyen Age, le rouge reste majoritaire mais est de plus en plus concurrencé par le bleu. C’est la raison pour laquelle, le rouge devient à l’époque moderne (XIVe-XVe) « une couleur contestée ». En effet, c’est à cette époque que le rouge perd son statut de première couleur au profit du bleu et sous la concurrence du noir. Dès la fin du Moyen Age, de nombreux décrets vestimentaires sont pris et certaines couleurs sont interdites à des classes sociales. Le rouge est imposé à des activités en marge comme les prostituées, les bouchers, les bourreaux, les lépreux. Mais c’est la Réforme protestante qui va contribuer à interdire et faire reculer le rouge. Les Réformateurs considèrent en effet que le rouge est une couleur trop voyante, trop couteuse, indécente, immorale et dépravée. Le rouge est associé à quatre des sept pêchés capitaux comme l’orgueil, la colère, la luxure et la goinfrerie. Il est lié à la violence, la débauche, la trahison et au crime. Au XVIe siècle, une véritable haine du rouge se développe et la Réforme déclare la guerre aux couleurs trop vives et trop voyantes. Elle impose le gris noir et blanc. Les couleurs sont éradiquées des temples, les vitraux détruits et des stratégies de décoloration mises en place. La couleur est enlevée de la liturgie et des décrets vestimentaires interdisent de s’habiller en rouge à Genève. On ne peut s’empêcher de penser à l’œuvre de Nathaniel Hawthone The scarlet letter. Il y a également un rejet du rouge dans la peinture. Selon Calvin, il faut représenter la création, la nature en privilégiant des teintes sombres, des clairs-obscurs, des camaïeux. En ceci, Pastoureau montre combien Rembrandt s’oppose aux peintres qui, comme Rubens, Raphaël, Uccello, Georges de la Tour aiment et mettent en valeur le rouge. En réponse à la Réforme protestante, la Contre-Réforme reprend les arguments contre le rouge dans la vie quotidienne mais le conserve dans les cérémonies et le rituel. Cependant, il note que les paysans conservent le rouge pour les robes de fête et mène une analyse très intéressante sur les contes et sur celui du Petit Chaperon rouge. Il y nie l’intérêt de l’analyse psychanalytique menée par Bruno Bettelheim et préfère s’intéresser aux valeurs du rouge dans les campagnes. Il montre ainsi que les paysans avaient l’habitude d’habiller leurs enfants de rouge pour mieux les surveiller et que c’était une couleur magique avec une valeur protectrice et prophylactique. Elle servait en effet à protéger du mauvais œil et des forces du mal.  C’était également une couleur liée à la fête de la Pentecôte. (cf plus haut la référence à la colonne de feu). Enfin, Pastoureau insiste sur les progrès des sciences et l’apparition de nouvelles théories qui remettent en cause l’ordre aristotélicien des couleurs. A cette époque, se met en effet en place la théorie des couleurs primaires qui rétrograde le vert à une couleur complémentaire. Le classement de Newton qui met en évidence le spectre lumineux des couleurs met le rouge à l’extrémité du spectre alors que cette couleur occupait une place centrale pendant des millénaires. Le blanc et le noir disparaissent de la gamme des couleurs à cette occasion également.

 

 

Alors que le rouge est progressivement mis de côté et que le bleu domine, la couleur rouge revêt une connotation plus politique et devient entre le XVIIIe et le XXIe siècle une « couleur dangereuse » reléguée à une extrémité du spectre politique.  Dans un premier temps, Pastoureau s’intéresse au XVIIIe siècle et montre l’autonomisation de nouvelles couleurs comme le rose qui devient une couleur indépendante du rouge mise à la mode sous l’influence de Mme de Pompadour. Il insiste aussi sur l’importance des maquillages à la cour (blanc de Céruse, rouge des fards et noir des mouches). Une grande partie est ensuite consacrée à l’importance du rouge comme couleur politique à partir de la Révolution Française. Le rouge est associé aux luttes sociales et devient au XIXe siècle le synonyme de socialiste, communiste, révolutionnaire. Pastoureau évoque l’évolution de la symbolique du drapeau rouge entre l’Ancien régime et le XXe siècle. Il montre comment sous l’Ancien Régime le drapeau rouge était d’abord un signal lié à l’ordre public pour avertir les populations d’un danger. Il insiste ensuite sur l’importance de la journée du 17 juillet 1791 et la manière dont il devient l’emblème du peuple révolté. Ce symbole couplé à celui du bonnet des sans culottes – bonnet phrygien, bonnets rouges bretons va alors amplifier la valeur du rouge comme symbole de la lutte pour la liberté et l’affranchissement, comme symbole de ralliement en France, en Europe et dans le monde. En France, on retrouve le drapeau rouge en 1830, pendant les révoltes de 1831, 1832 et 1834. Pastoureau cite ici un long extrait de Victor Hugo.  Il évoque également les concurrences de 1848 entre drapeau rouge et drapeau bleu-blanc-rouge et le fait que lors de la Commune de Paris, le drapeau rouge ait été hissé sur l’Hôtel de Ville en 1871. Le symbole est repris en Europe et par l’Internationale Ouvrière. Il devient au XXe siècle le drapeau de l’URSS et de la Chine communiste mais la couleur rouge incarne aussi une forme de couleur extrême comme dans le cas des khmers rouges ou de la Rote Armee Fraktion allemande.  Ainsi, le rouge était associé à une opinion politique au point de ne pouvoir en être détaché. Pastoureau explique qu’aujourd’hui, le vert semble prendre la même tendance en étant associé à l’écologie. Il évoque enfin les différents emblèmes et signaux liés au rouge aujourd’hui, l’importance de la signalisation routière et de la symbolique liée à l’interdiction et au danger. Enfin, il termine sur l’importance symbolique du rouge qui demeure. Il évoque l’histoire du Père Noël et montre comment le rouge reste une couleur liée à la majesté, à la représentation et aux cérémonies officielles (théâtre, cérémonies, opéra, tapis rouge….).