Aujourd’hui encore située sur son site d’origine, sur la Piazza Colonna devant le palais Chigi (siège de la Présidence du Conseil italien), la colonne de Marc-Aurèle a été érigée à Rome entre 176 et 192 pour célébrer les victoires remportées par cet Empereur sur les Barbares danubiens (Germains Marcomans et Quades, Sarmates Iazyges…). Haute de plus de 29 m, elle est entièrement couverte de reliefs sculptés dans le marbre, à l’image d’un autre fameux monument qui lui est antérieur de quelques décennies, la colonne trajane.
Comme il l’avait déjà fait pour celle-ci, Georges Depeyrot livre ici une étude essentiellement iconographique, chez Errance (on rappellera d’ailleurs au passage la focalisation de cet éditeur parisien régulièrement évoqué dans la Cliothèque sur l’archéologie et l’histoire ancienne, avec des ouvrages universitaires ou grand public de qualité – son rattachement à Actes Sud il y a plus d’une décennie n’ayant en rien modifié cette louable spécificité). Il est sans nul doute extrêmement qualifié pour cela : chargé de recherche au CNRS, rattaché au laboratoire d’archéologie de l’Ecole Normale Supérieure, l’auteur est spécialiste de numismatique et d’histoire monétaire, et a été amené par là à s’intéresser à la propagande des Empereurs, les monnaies en étant un vecteur privilégié.
Marc-Aurèle en images
Cette étude proprement dite de la colonne est précédée par divers documents introductifs ou complémentaires : une présentation du contexte d’érection de ce type de colonne (« avant-propos », p.11-12), et des principaux thèmes iconographiques qui y figurent (« introduction », p.13-15) ; un récapitulatif, sous forme de tableau, des groupes de scènes définis par l’auteur (p.16-21) ; diverses représentations du piédestal, du texte qui y est apposé depuis les restaurations opérées sous le pape Sixte V (p.23-27) ; un dossier photographique permettant de visualiser l’évolution de l’environnement de la colonne du XVIè au XXè s. (p.29-40), d’autres documents iconographiques mettant en scène Marc-Aurèle (p.41-42), et enfin une bibliographie assez fournie (p.43-45).
L’auteur analyse alors, dans les pages qui suivent, les 126 scènes qu’il distingue sur la colonne. Chaque scène est présentée à travers une ou plusieurs photographies noir et blanc (issues de l’ouvrage consacré au monument par E.Petersen, A.Domaszewski et G.Calderini en 1896), et un court texte. La structure narrative de la colonne aurélienne se présente de façon similaire à celle de Trajan : deux parties figurant deux groupes d’opérations militaires, séparées par une Victoire. Le récit est supposé être chronologique (sans que nous puissions en être tout à fait sûrs, la chronologie exacte des épisodes des guerres du règne de Marc-Aurèle étant difficile à établir, du fait d’une certaine imprécision des sources) ; il ne paraît pas pour autant être exhaustif. Selon G.Depeyrot, la narration s’ordonne en effet autour de la personne de l’Empereur, dont l’apparition constitue un thème iconographique très régulier. Elle renvoie donc à une suite d’opérations initiées ou menées par Marc-Aurèle, afin de mettre en valeur son prestige. Ainsi, l’auteur distingue un premier groupe de scènes se rattachant aux campagnes de 174-175 (qui mettent victorieusement fin, par une contre-attaque romaine, à une suite de durs combats provoqués par les agressions des peuples danubiens contre l’Empire à partir de 166-167), et un second à celles de 178-180 (qui voient les Romains punir les Quades et Marcomans à peine soumis mais de nouveau soulevés).
Foisonnement et mystères
La couverture photographique, exhaustive, est de très bonne qualité, et se montre riche d’enseignements. La colonne aurélienne a moins bien subi les affres du temps que la colonne trajane, et la visibilité de certaines scènes s’en ressent ; néanmoins, on voit clairement se succéder différents aspects des campagnes romaines en territoire barbare : conseils de guerre, discours de l’Empereur à ses soldats, marches, destructions, attaques des troupes romaines, différents types d’affrontements, sort des captifs, des populations, etc. On trouvera aussi un intérêt certain à la représentation d’un épisode atypique dont la renommée devait être grande dans l’historiographie, le « miracle de la pluie » relaté par Dion Cassius (LXXI, 8-10) qui vit un corps de troupe romain, épuisé et encerclé par les Quades, sauvé par le déclenchement providentiel d’une pluie torrentielle.
Pareillement, peut être notée la diversité des unités qui accompagnent l’Empereur. Elle reste certes quelque peu hypothétique, puisque fondée sur le présupposé d’une standardisation dans la représentation de l’équipement de chaque type de troupe : légionnaires portant la cuirasse lamellée (la fameuse lorica segmentata) et, généralement, le bouclier rectangulaire, auxiliaires en cuirasse de cuir ou d’écailles, prétoriens en cotte de maille (lorica hamata)… Cette dernière distinction laisse d’ailleurs légèrement dubitatif l’auteur, et on se permettra de le rejoindre sur ce point, préférant voir, pour des raisons à la fois contextuelles et matérielles, dans nombre des combattants à cotte de maille ainsi figurés des membres d’unités auxiliaires. Outre une infanterie plus spécialement chargée de la surveillance des frontières, les auxiliaires fournissaient à l’armée romaine ses troupes spécialisées : cavaliers, archers… qui apparaissent aussi sur la colonne. Celle-ci semble ainsi témoigner de l’emploi intensif qui fut fait de ce type d’unités lors des ultimes campagnes danubiennes de Marc-Aurèle.
D’un intérêt indéniable, l’ouvrage peut néanmoins nourrir certaines frustrations. Les commentaires des images, souvent courts, sont essentiellement descriptifs et peuvent apparaître répétitifs. On ne trouve pas dans l’étude de remise en perspective avec la réalité des conflits évoqués (tout au moins celle qu’on est en état de supposer), avec les autres sources s’y rapportant (littéraires ou autres). L’auteur donne peu de justifications de son interprétation chronologique ; elle n’est pourtant pas unique, d’autres chercheurs ayant proposé des datations moins tardives des événements représentés. De même, la présentation formelle de l’ouvrage laisse parfois une impression d’incomplétude : il semble fort, d’après le paragraphe les introduisant, qu’il manque certains des documents iconographiques annoncés p.41 (ils se résument présentement à deux vues de la célèbre statue équestre du Capitole) ; pareillement, le lecteur peu familier de la langue de Cicéron eut probablement apprécié que figurent, avec les inscriptions latines du piédestal apposées à la place des bas-reliefs originaux sous Sixte V en 1589, leur traduction… Celle-ci aurait ainsi permis de remarquer un détail plutôt comique, l’erreur des restaurateurs qui dédicacèrent la colonne à… Antonin, prédécesseur de Marc-Aurèle.
Est-ce lié ? L’auteur l’annonce lui-même, ce volume paru chez Errance est issu d’une « publication plus complète » éditée l’année dernière par la maison belge Moneta, dont il est responsable scientifique. Il n’en reste pas moins qu’en tant que tel, le présent ouvrage, par l’accès exceptionnel et aisé qu’il permet à une source iconographique d’importance, par les nombreuses pistes d’exploitation auxquelles, en l’état, il invite, mérite assurément l’attention du chercheur, comme celle de tout lecteur désireux de s’offrir une fascinante plongée dans les représentations des tourmentes d’un conflit révolu… qu’on ne connaît souvent, au mieux, que par la spectaculaire et sanglante scène d’ouverture du film Gladiator !
© Stéphane Moronval