Cet ouvrage est la nouvelle édition française (après celles de 1916, 1987 et 2004) d’un livre de l’historien britannique Toynbee, augmentée et actualisée, préfacée et annotée par Claire Mouradian, historienne, directrice de recherche au CNRS, auteur notamment d’un « Que sais-je ? » consacré à l’Arménie.
Au texte publié par Arnold Toynbee en 1915, s’ajoutent plusieurs annexes : des extraits du Livre bleu du gouvernement britannique concernant le traitement des Arméniens dans l’empire ottoman, un dictionnaire biographique et des extraits des Mémoires publiés par Toynbee en 1967. Enfin, un important appareil de notes complète cette publication. Nous empruntons l’essentiel de ce compte rendu à l’excellente préface de Claire Mouradian
Les massacres des Arméniens. Le meurtre d’une nation (1915-1916) est le premier ouvrage sur le génocide des Arméniens. Avant la parution de la première édition anglaise à Londres, en novembre 1915, les événements étaient déjà connus et assez largement médiatisés ; mais l’ouvrage de Toynbee « constitue la première analyse synthétique des crimes perpétrés par le gouvernement turc et la mise en lumière des mécanismes de la destruction planifiée d’un peuple ».
Le terme de « génocide » n’existe pas encore, mais le concept est déjà formulé
Raphaël Lemkin, a inventé ce néologisme, hybride du grec et du latin, au cours de la Deuxième Guerre mondiale et il ne fut utilisé publiquement qu’en 1944 pour désigner les crimes nazis contre les juifs d’Europe, avant d’entrer dans la terminologie du droit international par la convention de l’ONU de 1948 comme une catégorie juridique particulière de crimes contre l’humanité imprescriptible.
Le massacre des Arméniens par les Turcs en 1915 à joué un rôle fondateur dans la genèse de la démarche de Lemkin : troublé par le procès, à Berlin en 1921, de l’assassin de l’ancien ministre de l’intérieur et principal responsable des massacres Talaat Pacha, Lemkin, également marqué par les pogroms contre les juifs en Russie, entreprit des études de droit et consacra sa vie à la pénalisation des crimes de masse commis par un État, crimes bénéficiant jusque-là de l’impunité. Le mot n’existe pas en 1915, mais le concept est déjà formulé.
Le Livre bleu : une analyse des éléments constitutifs d’un génocide
Jeune historien de 26 ans, diplômé d’Oxford où il a enseigné jusqu’au printemps 1915, Toynbee est recruté au Foreign Office dans le service de presse chargé de suivre l’opinion publique américaine. Il a raconté plus tard dans ses Mémoires (extraits publiés dans les annexes de cet ouvrage) les circonstances dans lesquelles il fut désigné comme assistant du vénérable et célèbre lord James Bryce, ancien ambassadeur à Washington, historien, juriste, personnalité politique libérale et le plus ancien défenseur de la cause arménienne en Angleterre, qui venait d’accepter la mission du gouvernement britannique de préparer un Livre bleu regroupant les informations reçues sur le sort des Arméniens.
Le Livre bleu paraît un an plus tard, fin 1916 sous la double signature de Bryce et de Toynbee. C’est un énorme recueil de plus de 600 pages, rassemblant 150 documents de provenances diverses mais principalement de source américaine, décrivant les modalités et les effets des massacres province par province, accompagné d’une introduction historique et d’une analyse des événements.
« Les divers aspects constitutifs du génocide y sont abordés et étayés par la vérification le croisement des sources : idéologie nationaliste et sociale-darwiniste d’exclusion, parti proto-totalitaire s’appuyant sur le réseau de ses comités de province et une « Organisation spéciale » pour les basses oeuvres, contexte de guerre propice, planification, exécution systématique et méthodique sous la supervision des ministres de l’Intérieur et de la Guerre -désarmement et élimination des hommes mobilisés, liquidation des élites, massacres sur place ou déportation pour achever l’anéantissement des femmes, enfants et vieillards-, utilisation des tribus kurdes et d’« escadrons de la mort » constitués de criminels de droit commun relâchés des prisons, déshumanisation des victimes (viols massifs, tortures, mutilations, abandon des enfants), spoliations organisées, destruction du patrimoine culturel, dissimulation et censure, déni consubstantiel au crime dès l’origine, rejet de la responsabilité sur les victimes accusées de « trahison », complicité des alliés conseillers militaires allemands ».
Les massacres des Arméniens : un prélude au Livre bleu
« Les massacres des Arméniens constitue une sorte de prélude, plus proche du genre pamphlétaire que documentaire, du Livre bleu, l’un des principaux ouvrages de référence sur le génocide de 1915 à ce jour. Le texte est beaucoup plus court, la documentation inachevée (…) Mais d’emblée, et malgré l’émotion et les traces de préjugés sociaux et nationaux qui perçaient ici et là, le métier de l’historien apte à reconstituer et interpréter avec la nécessaire distance critique, un puzzle aux morceaux épars, est évident. Les événements sont placés dans leur contexte, la ligne de force dégagée, les mécanismes du génocide éclairés ».
Toynbee et Bryce ont aussi perçu le caractère politique et nullement religieux de ce crime prémédité et impitoyablement exécuté. « Ce qui est à l’oeuvre, c’est la détermination obstinée d’un parti révolutionnaire, ayant confisqué le pouvoir, a réaliser son utopie d’un pays ethniquement homogène, à accomplir son projet déclaré de règlement radical de la question arménienne (…) par l’élimination des Arméniens, profitant de la guerre comme d’une aubaine qui empêche une éventuelle ingérence extérieure. »
Les massacres des Arméniens : une histoire du temps présent
La démarche et la méthode de Toynbee font de ce petit livre « une histoire du temps présent dans une période de crise paroxysmique par excellence qu’est la guerre ». « Toynbee, à travers son travail sur les exactions commises contre les populations civiles, est confronté à cette « brutalisation » de la société que l’historiographie renouvelée de la Première Guerre mondiale, s’écartant de l’étude des aspects militaires, politiques et diplomatiques, a remis au centre soulignant le caractère de matrice du XXe siècle de ce premier conflit mondial. »
Toynbee, historien et homme politique
Toynbee était un historien de la Grèce antique et un connaisseur de la Grèce moderne qu’il avait visitée à pied en 1911 et 1912, à la veille des guerres balkaniques pour lesquelles il allait se passionner. Avec ses enquêtes sur l’Arménie, il devient un expert de la région, et il écrit d’autres essais sur la Turquie et l’Arménie au cours de la Première Guerre mondiale.
C’est à ce titre qu’il participe à la conférence de la paix de Paris en 1919, au sein de la délégation britannique. En 1919, il reprend une carrière universitaire et devient titulaire de la chaire de langue, littérature et histoire grecques et byzantines à l’Université de Londres. Après son séjour en Grèce et en Anatolie en 1921, au plus fort de la guerre gréco-turque qu’il couvre pour le Manchester Guardian, il révise sa vision d’une violence nationaliste qui ne serait que l’apanage des Turcs, et donne une image des Grecs finalement peu dissemblables de leurs adversaires.
« Outre les réactions à sa critique de la politique arabe et juive prosioniste de la Grande-Bretagne au Proche-Orient, l’émoi suscité par ses positions proturques réitérées, après un deuxième voyage en Turquie en 1923, dans de nombreux autres articles où il apparaît fasciné par l’oeuvre et le charisme de Moustapha Kémal, l’obligent à démissionner de sa chaire en 1924. De fait cela s’avère une chance pour lui : c’est à partir de là qu’il entame sa carrière d’expert de politique extérieure, en tant que professeur d’histoire internationale à l’Université de Londres et directeur des études au Royal Institute of International Affairs, alliant recherche activité politique. »
Dans ses Mémoires parus en 1967, Toynbee indique que les intentions du gouvernement britannique lorsqu’on lui confia, ainsi qu’à Bryce, la mission de rassembler la documentation existante sur les atrocités subies par les Arméniens, était de disposer d’un outil de propagande dans la bataille pour la conquête de l’opinion publique américaine, en particulier juive américaine, et, au-delà, du soutien financier, sinon militaire de cette puissance résolument neutraliste au début de la guerre. Les Alliés entendaient démontrer la barbarie de l’ennemi et, en contraste, la légitimité morale de leur propre combat au nom de la civilisation.
Toynbee sera ainsi préposé à la rédaction d’autres ouvrages sur les atrocités perpétrées par les Allemands en France, en Belgique et en Pologne. Il en a reconnu ultérieurement les exagérations pour les besoins de la propagande de guerre. Cet aveu fut une aubaine pour les historiens officiels turcs et occidentaux engagés dans la négation du génocide des Arméniens.
« Les massacres des Arméniens apparaît donc exemplaire à plus d’un titre : par la mise en perspective des témoignages, la compréhension de la nature d’événements en cours, comme par les procédés de discrédit patient de la part des négationnistes. »
© Joël Drogland